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qu’impose presque fatalement à l’esprit la forme de religion qui nous est familière dès l’enfance. Elle aimait à fréquenter, comme nous l’avons vu, les églises d’Italie, et une fois même elle avoua qu’elle s’était sentie heureuse d’avoir l’air catholique, d’avoir pu être prise pour une catholique. Une autre fois elle avait déclaré que trois morts ou une naissance la rendraient catholique à l’instant même. Cependant cette inclination si puissante n’avait pu triompher des scrupules de sa conscience. Sa mère, qui avait vu longtemps dans cette différence de religion entre les époux un des plus grands obstacles à leur union, ne cessait de recommander à Alexandrine de se maintenir avec fidélité dans la religion protestante, et Mme de La Ferronnays s’était montrée très décidée à respecter sur ce point la volonté de sa mère. Son père aussi était mort dans la religion luthérienne, et à son sujet Mme de La Ferronnays aimait à raconter une certaine histoire de roi païen dont elle s’autorisait pour persister dans la religion de sa famille. Ce roi païen avait refusé d’embrasser le christianisme, parce qu’il ne pouvait faire aux siens, disait-il, l’outrage d’aller après la mort là où ils ne seraient pas, même au prix du bonheur éternel. « En effet, moi-même, écrit-elle dans une lettre à M. de Montalembert, qui plusieurs fois avait joint ses instances à celles de la famille de son mari, si on me disait que mon pauvre père a la mauvaise part et qu’Albert est destiné à avoir la bonne, et qu’après en avoir choisi une, je me sépare de l’autre à jamais, je crois que, puisque le bonheur serait permis à Albert, je l’y laisserais aller seul, et que je voudrais rejoindre mon père comme ce prince païen… »

La conversion de Mme de La Ferronnays est une des plus charmantes et des plus touchantes que nous connaissions, car elle fut le dernier et le plus précieux don de son amour. C’est l’amour seul qui vainquit ses scrupules et lui fit accomplir ce sacrifice au moment même où la mort allait se charger de le rendre inutile. Supposez une âme plus vulgaire, et vous aurez, selon toute probabilité, le spectacle tout contraire. C’est le bonheur et la vie qui obtiendront ce qu’obtinrent ici la douleur et la mort. Si Mme de La Ferronnays eût fait céder ses scrupules pendant que son bonheur était encore debout, nous ne verrions dans cette conversion qu’un des actes les plus ordinaires de l’amour, qu’un désir de rendre son bonheur plus complet par une union plus intime, fût-ce au prix d’une légère capitulation de conscience. Cette conversion serait encore un acte d’amour, mais qui ne serait pas au-dessus du soupçon d’égoïsme ; ici au contraire, dans les conditions que la maladie et la mort avaient faites à Mme de La Ferronnays, elle fut un acte d’amour pur et désintéressé. Alexandrine avait sacrifié une