Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/967

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le hasard viennent s’ajouter celles que la volonté mue par une curiosité maladive crée de son plein gré. L’âme ne se contente plus d’attendre les oracles du sort, elle marche au-devant de lui comme Saül au-devant de la pythonisse d’Endor, dût-elle, comme Saül, apprendre sa condamnation et revenir désespérée. Voici un curieux et poétique exemple de ces résolutions téméraires de l’âme. « Un de ces jours, dit Alexandrine, j’étais levée de grand matin, je venais de chez lui, je rentrais dans ma chambre dans un état de silencieuse angoisse sur l’avenir qui m’attendait, je n’osais l’envisager ; je regardai autour de moi, et ma jolie chambre ne me parut plus rose ; je me mis à ma fenêtre, et la couleur du matin ne me sembla plus riante. Il me vint subitement l’idée d’entr’ouvrir l’Évangile et d’y chercher quel serait mon sort. J’ouvre mon Nouveau Testament et je lis : Honore les veuves qui sont véritablement veuves (saint Paul). Je crus avoir vu un fantôme, et je poussai presque un cri. Jamais encore ma pensée n’avait formulé cet horrible mot : veuve ! » Nous n’avons omis à dessein aucune des petites superstitions qui se rencontrent dans ce livre, car elles sont pour nous autant de révélations de l’amour profond que Mme de La Ferronnays portait à son mari. Le reproche que l’on fait à la superstition en matière de religion se change en apologie dès qu’il s’agit de l’amour, car la passion est une idolâtrie qui ne se contente pas des froides pratiques des affections raisonnables. Il n’y a pas de rationalisme en amour, et on peut dire en toute vérité que tout cœur que son idole ne remplit pas de superstition n’aime pas assez.

A partir de ce crachement de sang à Korsen, Mme de La Ferronnays ne songea plus qu’à se préparer courageusement à recevoir le malheur qui lui était annoncé, et ce fut alors que se montra dans toute sa noblesse, on peut le dire dans toute sa grandeur, l’amour que son mari avait su lui inspirer. Afin de se dévouer tout entière aux soins de son malade bien-aimé, elle accepta d’un cœur heureux l’absolue renonciation au monde et à ses plaisirs. Ce fut à Vienne, où les deux époux s’étaient arrêtés quelques jours pendant leur voyage de retour en Italie, qu’Alexandrine se para pour la dernière fois et entra pour la dernière fois dans une salle de spectacle. A Venise, la résidence qu’ils avaient choisie cette fois, nous la voyons se transformer en garde-malade et en ménagère, se désélégantiser volontairement, comme elle l’écrivait à ses belles-sœurs, et se trouver heureuse de ce changement d’état. « Je me désélégantise, je me désuavise, je vais devenir une vraie cuisinière, une fermière, ou tout ce que vous voudrez, et c’est effrayant à quel point je me trouve faite pour cela. Mes soins pour Albert, que vous exaltez, n’ont aucune valeur ; demandez à Putbus : il vous dira, comme