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matière dont les élémens, séparés par la chimie, sont identiquement les mêmes que ceux de la matière inerte. Elle est liée à des forces physiques et chimiques qui agissent dans l’organisation suivant les mêmes lois que dans les corps inorganiques. Les fonctions même les plus importantes, la respiration, la digestion, la sécrétion, sont en grande partie des actions chimiques, et Hegel a pu définir avec justesse la vie « un travail chimique qui dure. » Par un autre côté, la vie se lie à l’être pensant, sentant et voulant. En effet, l’intelligence est étroitement liée à la sensibilité, et la sensibilité, à son tour, est étroitement liée à l’organisme vivant, dont elle est, suivant les physiologistes, une des propriétés les plus importantes.

On voit quelle place considérable occupe la vie dans l’échelle de la nature, et combien elle complique la question si difficile par elle-même de l’âme et du corps. Lorsque le philosophe prend d’un côté un morceau de marbre, et de l’autre une grande pensée, un grand sentiment, un acte de vertu, il n’a pas de peine à démontrer que ces phénomènes répugnent à la nature du marbre ; mais lorsque d’intermédiaire en intermédiaire il s’est élevé du minéral au végétal, du végétal à l’animal, de l’animal à l’homme, lorsqu’il passe du travail chimique au travail vital, de là au travail psychologique, — lorsque enfin il vient à remarquer que de la vie consciente à la vie inconsciente, et réciproquement, il y a un va-et-vient perpétuel et un passage insensible et continu, il ne peut s’empêcher de demander en quoi consiste ce moyen terme entre l’âme pensante et la matière brute, qui lie l’une à l’autre, et qui, sans pouvoir se séparer de la seconde, est ici-bas la condition indispensable de la première.

Je ne voudrais pas rentrer ici dans un problème souvent discuté, et dont nous avons déjà parlé incidemment ; je me contenterai de dire que l’hypothèse d’une force vitale distincte des forces physico-chimiques me paraît résister assez solidement jusqu’ici aux objections de ses adversaires. J’avoue que se servir de la force vitale comme d’un moyen pour expliquer tel ou tel phénomène en particulier, c’est faire appel aux qualités occultes, à un deus ex machina. La force vitale ne peut expliquer aucun phénomène en particulier, parce qu’elle est au-delà des phénomènes[1] ; elle est ce sans quoi les phénomènes ne seraient pas possibles. A quoi sert-elle donc ? Elle répond, selon nous, à un besoin métaphysique qui se distingue essentiellement de toute explication physique.

  1. C’est ce que disait Leibniz. « L’opinion des formes substantielles (ou forces) a quelque chose de solide ; mais ces formes ne changent rien dans les phénomènes, et ne doivent point être employées pour expliquer les effets particuliers. » (Correspondance de Leibniz et d’Arnauld, lett. I.)