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physiologigues, il faut en bien connaître les conditions et les principes, et c’est ainsi que la théorie elle-même peut être utile à la pratique.

Pour bien comprendre la question, il ne faut pas oublier qu’il y a deux sortes de sciences : les sciences d’observation et les sciences d’expérimentation. Les premières sont celles où le savant se contente de constater les phénomènes sans pouvoir les modifier : telles sont, par exemple, l’astronomie et, jusqu’ici du moins, la météorologie, pendant longtemps aussi la minéralogie, la géologie, la botanique, etc. Les secondes sont celles où le savant passe de l’observation à l’expérience, produit lui-même les phénomènes qu’il veut étudier, en change les conditions, les isole, les combine, les reproduit à volonté, et par là obtient sur la nature une puissance bien plus grande que ne peut en avoir le simple contemplateur. L’expérimentateur, selon l’expression de M. Claude Bernard, est « un inventeur de phénomènes, un véritable contre-maître de la création. » L’expérience est ingénieusement définie — « une observation provoquée. »

La question est maintenant de savoir si la physiologie est une science d’observation ou une science d’expérience, si elle peut agir artificiellement sur les phénomènes et se fournir à elle-même des sujets d’observation, ou si elle doit les attendre, comme l’astronomie qui ne peut rien changer au système planétaire, et qui en contemple immobile les révolutions.

A la vérité, la méthode expérimentale ne date pas d’hier en physiologie. Déjà, dans l’antiquité, Galien avait fait beaucoup d’expériences sur les animaux, et il nous en a laissé d’assez exactes descriptions. Chez les modernes, Césalpin et Harvey ont aussi pratiqué cette méthode. Au XVIIIe siècle, Spallanzani s’illustra par ses admirables expériences sur les animaux inférieurs. Enfin, vers la fin du siècle, Haller introduisit avec conscience et d’une manière régulière l’expérimentation physiologique. Malgré ces exemples imposans, mais trop rares, trop éloignés, trop peu décisifs, le préjugé subsista longtemps, et dure encore, que la matière vivante, par sa complexité infinie, par les causes mystérieuses qui s’y manifestent, échappe à l’analyse artificielle de l’expérimentateur. Les contradictions nombreuses dans lesquelles sont tombés les physiologistes semblaient autoriser cette manière de voir, qu’on ne trouvera pas indigne d’être discutée lorsqu’on saura que le grand Cuvier lui-même en était pénétré, et qu’il considérait comme tout à fait illusoire d’introduire l’expérience dans la science de la vie. Il s’exprimait ainsi dans une lettre à Mertroud : « Toutes les parties d’un corps vivant sont liées, elles ne peuvent agir qu’autant qu’elles agissent toutes ensemble ; vouloir en séparer une de la masse, c’est la reporter dans l’ordre des substances mortes, c’est en changer complètement l’essence. »