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que la liberté de l’esprit. Rien de plus excellent et de plus solide que ces idées populaires d’ailleurs parmi les vrais savans, et M. Dumas en a donné une formule ingénieuse et saisissante. « Une théorie établie sur vingt faits, dit-il, doit servir à en expliquer trente, et conduit à découvrir les dix autres ; mais presque toujours elle se modifie ou succombe devant dix faits nouveaux ajoutés à ces derniers[1]. » De là la nécessité du doute scientifique, qu’il ne faut pas confondre avec le scepticisme ; celui-ci doute de la science elle-même, le premier ne doute que des conceptions arbitraires de notre esprit.


II

Quelque justes et lumineux que soient les principes exposés par M. Claude Bernard dans la première partie de son livre, ce n’est pas là cependant qu’est le principal intérêt de cet ouvrage : cet intérêt gît surtout dans la seconde et la troisième partie. C’est là qu’il est neuf, fort et particulièrement intéressant. Il y établit avec un surcroît de preuves tout à fait décisives que la méthode expérimentale, qui a produit de si beaux résultats dans la physique et dans la chimie, est également applicable à la physiologie. Cette démonstration, au premier abord, peut paraître superflue ; mais cette impression cessera, si l’on réfléchit qu’il n’est pas évident qu’on puisse agir sur les corps vivans comme sur les corps bruts, c’est-à-dire en séparer les parties, en modifier les rapports, en troubler l’économie. Que de telles tentatives puissent avoir lieu, et cela avec la même précision et la même certitude que dans les corps inertes et inorganiques, c’est ce qui étonne beaucoup au premier abord, et, je le répète, il y avait à établir là d’une manière démonstrative un point des plus importans de la théorie des méthodes.

Les ennemis de la théorie en toutes choses diront peut-être que tout cela est bien inutile : « faites-nous de bonnes expériences, nous vous tiendrons quittes du reste. » Je ne veux pas dire que la pratique ne soit pas ici plus importante que la théorie ; cependant il faut aussi savoir un peu ce que l’on fait et se rendre compte des opérations de son esprit. Il n’est pas évident à priori que la vie puisse être matière à expérience, et à posteriori on peut dire qu’il est surprenant qu’il en soit ainsi. A ceux qui le nient, il faut donc démontrer que la chose est possible ; à ceux qui l’accordent, il faut expliquer comment elle l’est. J’ajoute enfin que, pour pratiquer avec succès la méthode expérimentale dans les sciences

  1. Dumas, Philosophie chimique, p. 60.