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qu’elle la suit, et qu’elle-même précède le raisonnement sur les faits, « car on ne peut raisonner sur les faits observés qu’au moyen d’une idée préalablement adoptée : on ne cherche à démontrer que les théorèmes qu’on s’est posés[1]. » On trouvera dans la même leçon beaucoup d’autres idées très dignes d’être méditées, et dans cette lutte curieuse entre l’église et l’hérésie nous croyons que c’est l’église qui avait raison. Enfin, pour ne négliger aucun des anneaux de cette chaîne d’idées, disons que cette doctrine de l’utilité de l’hypothèse dans les sciences expérimentales est passée de l’école saint-simonienne dans l’école de M. Buchez, qui l’a fort bien développée dans un des chapitres de sa logique.

Au reste, en cherchant des précédens à M. Claude Bernard en cette question, nous ne voulons pas affaiblir la valeur de son témoignage, car on comprend la différence qu’il y a entre une opinion spéculative, comme celle de quelques philosophes qui n’ont pas pratiqué la science elle-même, ou encore de quelques savans tels que Hartley ou Lesage, trop portés eux-mêmes aux vaines hypothèses, et l’opinion autorisée d’un savant éminemment doué du génie expérimental, dont la gloire est précisément d’avoir donné à l’expérimentation, au moins en physiologie, une rigueur et une précision dont on ne la croyait pas susceptible. Un tel savant, venant à défendre le droit de l’idée, c’est-à-dire le droit de l’esprit, dans l’interprétation de la nature, mérite particulièrement d’être écouté. Ce n’est pas le préjugé d’une philosophie spéculative qui le fait parler, c’est le souvenir vivant de l’expérience personnelle.

Et, pour le dire en passant, combien il est difficile d’admettre que l’esprit ne soit qu’un produit mécanique de la nature, lorsque nous le voyons commander, à la nature, même dans les questions qu’il lui fait, lorsque nous le voyons diriger son interrogatoire comme le juge celui d’un témoin, et penser les choses avant de les rencontrer réalisées devant lui ! Dira-t-on qu’il ne pense et ne réfléchit qu’après avoir observé ? Soit ; mais qu’est-ce qu’observer, si ce n’est penser les phénomènes que l’on a devant les yeux ? On peut voir mille fois le même phénomène sans l’observer. Observer, c’est choisir, car celui qui regarde tout à la fois n’observe pas. Observer, c’est idéaliser le phénomène qui est devant nous, c’est le changer en pensée. Un enfant voit osciller une lampe ou tomber une pomme : c’est un jeu pour ses sens et pour son imagination ; pour un Galilée, pour un Newton, ces deux phénomènes ne sont que les signes de lois générales et universelles. Ce n’est plus une pomme qui tombe, c’est la lune que la force attractive de la terre empêche de

  1. Exposition de la doctrine saint-simonienne, XVe séance.