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les solides découvertes des savans, ou s’il est, non pas sans doute un révélateur tombé du ciel sans précédens et sans contemporains, mais au moins un précurseur anticipant sur l’avenir, et généralisant d’avance ce que la science positive réalisera et démontrera.

Quoi qu’il en soit, il est un point où M. Claude Bernard se sépare de Bacon, et je crois qu’il a raison : c’est sur l’emploi des hypothèses dans la science. C’est là une des vues les plus intéressantes de son livre, et il importe d’y insister. On sait combien le XVIIIe siècle s’est élevé contre l’usage des hypothèses ; on sait que dans l’école de Bacon il n’y avait en quelque sorte qu’un cri contre ce genre de procédés. On répétait sans cesse sous mille formes le célèbre mot de Newton : hypothèses non fingo, je ne fais point d’hypothèses. Voici au contraire aujourd’hui le savant le plus positif, le plus circonspect, le plus fidèle à la méthode expérimentale, qui nous déclare que non-seulement l’hypothèse est légitime dans les sciences, mais qu’elle y est absolument nécessaire, que l’expérience est impuissante et inféconde, si elle n’est pas stimulée et guidée par une anticipation de l’esprit, que faire des expériences et sans idée et sans théorie anticipée, c’est faire des expériences à l’aventure, sans savoir pourquoi. Assurément il faut observer les faits sans idée préconçue, autrement on ne verrait que ce qu’on voudrait voir ; mais cette première observation, dégagée de l’hypothèse, suggère elle-même une hypothèse, et c’est cette hypothèse qui provoque l’expérience et qui la conduit. En un mot, le fait suggère l’idée, l’idée suggère l’expérience, et l’expérience juge l’idée : voilà l’ordre logique et naturel des opérations scientifiques. Si l’hypothèse précède l’observation, celle-ci risque d’être fausse et infidèle ; si elle ne la suit pas, elle est stérile.

Quant à l’idée elle-même, comment vient-elle à naître dans l’esprit ? C’est ici que les règles sont insuffisantes, et qu’il faut avoir recours à la spontanéité de l’esprit. M. Claude Bernard nous décrit avec vivacité, et avec toute l’autorité de l’expérience personnelle, cette remarquable vertu de l’invention scientifique, supérieure à toutes les méthodes et à toutes les règles. « Il n’y a pas de règles à fixer, nous dit-il, pour faire naître à propos d’une observation donnée une idée juste et féconde : cette idée une fois émise, on peut la soumettre à des préceptes et à des règles ; mais son apparition a été toute spontanée, et sa nature est tout individuelle. C’est un sentiment particulier, un quid proprium qui constitue l’originalité, l’invention ou le génie de chacun. Il est des faits qui ne disent rien à l’esprit du plus grand nombre, tandis qu’ils sont lumineux pour d’autres. Il arrive même qu’un fait ou une observation reste longtemps devant les yeux d’un savant sans lui rien inspirer ; puis tout