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l’embryologie, qui sont les faits clandestins de la physiologie. Puis viennent les faits limitrophes, qui sont sur les confins de deux classes de phénomènes, et servent de passage de l’un à l’autre. On sait l’importance qu’ont prise les faits limitrophes en anatomie comparée. Toute l’école de M. Darwin est aujourd’hui à la poursuite des faits limitrophes.

Quant aux règles que donne Bacon sur l’art de faire des expériences, elles sont loin d’être aujourd’hui aussi surannées que le dit M. Claude Bernard, et je les retrouve à peine modifiées dans son livre même. Par exemple j’y lis : « Pour conclure avec certitude qu’une condition donnée est la cause prochaine d’un phénomène, il ne suffit pas d’avoir prouvé que cette condition précède ou accompagne toujours le phénomène ; mais il faut établir encore que, cette condition étant supprimée, le phénomène ne se montrera plus. » N’est-ce pas là une des maximes capitales de Bacon ? N’est-ce pas lui qui a conseillé de renverser l’expérience, c’est-à-dire précisément de supprimer la cause supposée, afin de voir si le phénomène aura lieu encore ? N’est-ce pas lui qui, dans ses tables d’absence, conseille d’enregistrer les faits négatifs, comme contrôle et contre-épreuve des faits positifs ?

Rappelons encore la règle de Bacon sur la production ou le prolongement[1] de l’expérience, dont on peut citer des exemples importans dans la science moderne. C’est en prolongeant l’expérience que M. Regnault a démontré que la loi de Mariotte n’est applicable à la dilatation des gaz que jusqu’à un certain degré : Mariotte s’était arrêté trop tôt. C’est aussi en prolongeant l’expérience que M. Claude Bernard a montré que c’est un préjugé de croire que le crapaud ne s’empoisonne pas de son propre venin : la vérité est qu’il lui faut une plus forte dose ; ceux qui avaient fait l’expérience avaient négligé de la pousser assez loin.

Je ne veux pas prolonger ce débat, qui après tout ne se présente ici qu’incidemment, et je sais que M. Claude Bernard, dont l’esprit est très bien fait, et qui tient beaucoup moins à ses opinions qu’à ses découvertes, fera volontiers toutes les concessions. Un peu plus, un peu moins de mérite accordé à Bacon n’est pas pour lui une affaire. Ce sont les choses et non pas les livres qui l’intéressent. Il ne faut pas oublier toutefois qu’il y a ici un peu plus qu’une question d’histoire. C’est la question même de l’esprit philosophique qui est en jeu. Il s’agit de savoir si le philosophe n’est jamais que la mouche du coche, résumant sous une forme vague et abstraite

  1. Par prolonger l’expérience (producere experimentum), il ne faut pas entendre la faire durer, mais la pousser plus loin, comme dans les exemples que je cite.