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gondole pour le prendre au sortir de Saint-Marc ; un procurateur en robe de chambre à sa fenêtre échange publiquement des agaceries et des propos joyeux avec une courtisane connue qui loge en face de lui. « Un mari ne fait pas difficulté chez lui de dire qu’il va dîner chez sa courtisane, et sa femme y envoie tout ce qu’il ordonne. » D’autre part, les femmes se dédommagent ; quoi qu’elles fassent, on le tolère. « E donna maritata, » ce mot excuse tout. « Ce serait une espèce de déshonneur pour une femme, si elle n’avait pas un homme publiquement sur son compte. » Le mari ne l’accompagne jamais, il serait ridicule ; il accepte à sa place un sigisbée. Parfois ce suppléant est désigné dans le contrat ; il vient le matin au lever de la dame, prend le chocolat avec elle, l’aide à sa toilette, la conduit partout et la sert ; souvent, si elle est très noble, elle en a cinq ou six, et le spectacle est curieux aux églises quand elle donne à l’un son bras, à l’autre son mouchoir, à l’autre ses gants ou son manteau. La mode a gagné les couvens. » Point de jeune religieuse bien faite qui n’ait son cavalier servant. » La plupart ont été cloîtrées de force, et disent qu’elles veulent vivre en femmes du monde. Elles sont charmantes « avec leurs cheveux frisés, annelés, avec leur petite pointe de gaze blanche qui avance sur le front, avec leur habit de camelot blanc, avec les fleurs qu’elles mettent sur leur poitrine découverte. » Elles peuvent voir qui leur plaît, envoient à leurs amis des bonbons, des bouquets ; au carnaval, elles se déguisent en dames et même en hommes, viennent ainsi au parloir, et y font venir des courtisanes masquées. Elles sortent elles-mêmes, et l’on peut voir dans ce drôle de Casanova pour quelles affaires. Des Brosses conte qu’à son arrivée les intrigues trottaient entre tous les couvens pour savoir « lequel aurait l’honneur de donner une maîtresse au nouveau nonce. » A vrai dire, il n’y a plus de famille. Dès le XVIIe siècle, les hommes disent que « le mariage est une pure cérémonie civile qui lie l’opinion et non la conscience. » De plusieurs frères un seul ordinairement se marie, et c’est le plus sot ; à lui l’embarras de continuer la maison ; souvent les autres vivent sous le même toit et sont les sigisbées de sa femme. Ils se mettent trois ou quatre pour entretenir une maîtresse à frais communs. Les pauvres trafiquent de leurs filles toutes petites. « Sur dix qui s’abandonnent, disait déjà Saint-Didier, il y en a neuf dont les mères et les tantes font elles-mêmes le marché. » Là-dessus suivent des détails qu’on croirait empruntés aux bazars de l’Orient. Avec la dissolution du ménage vient l’abandon du foyer. Point de visites ; on se rencontre aux casinos privés ou publics ; il y en a pour les dames comme pour les hommes. Point de bien-être intérieur ; un palais est un musée, un mémorial de famille, où l’on couche la nuit. « Dans le palais