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Bruges, a couvert de ses délicates figures. Il y a des éphémérides de Sanudo en cinquante-huit volumes écrites au jour le jour et contant tout le détail des mœurs au commencement du XVIe siècle, au plus beau temps de la peinture. L’heureuse vie que celle d’un historien amateur de tableaux qui viendrait la regarder, rêver, écrire ! Entre deux feuillets, on apercevrait au plafond de la bibliothèque l’Adoration des Mages de Véronèse, les personnages encadrés entre deux grandes architectures, la noble tête blanchie et la splendide robe à ramages du premier roi, son cortège, le déploiement de toutes les figures, ce cheval blanc qui se redresse aux mains d’un serviteur amplement drapé, tout en haut les deux anges, la délicieuse carnation de leurs jambes nues et l’étrange beauté de leurs vêtemens roses, qui semblent trempés dans une lumière magique. On sentirait l’idée qui s’exhale de toute cette pompe, celle de la force joyeuse, épanouie, abandonnée, mais toujours noble, qui nage en pleine prospérité et en plein bonheur. — On descendrait les escaliers de marbre, et l’on jouirait à loisir d’un luxe que nul monarque de l’Europe ne possède. — On regarderait sur un quai, dans l’ombre moirée de reflets, quelques-unes des figures qui jadis ont fourni des personnages aux grands peintres, une petite fille blonde et rousse dont les cheveux s’éparpillent au bord du front et jouent en crêpelures folles, — le ton sombre et rougeâtre du visage et du col d’un batelier sous son vieux chapeau de paille, — le grand nez busqué, les yeux vifs, l’ample barbe grise d’un vieillard qui a servi de modèle aux patriarches de Titien, — le col blanc un peu gras, les joues rosées, les beaux yeux rians, la chevelure ondulée d’une jeune fille qui marche soulevant sa jupe. On sentirait la fécondité et la liberté des génies qui de ces minces motifs incomplets et épars ont tiré une si riche et si majestueuse symphonie. On s’en irait sur le quai des Esclavons vers un petit banc que je connais bien, et là, dans l’ombre qui est fraîche, on contemplerait le merveilleux épanchement du soleil, la mer encore plus éclatante que le ciel, les longues vagues insensibles qui se suivent apportant sur le dos des éclairs innombrables et pacifiques, les petits flots, les remous frétillans sous leurs écailles d’or ; plus loin, les églises, les maisons rougeâtres qui s’élèvent comme du milieu d’une glace polie, et cet éternel ruissellement de splendeur qui semble un beau sourire. — On pousserait jusqu’aux jardins publics pour voir les îles lointaines, les bancs de sable indistincts, la mer qui s’ouvre. Tout y est plaine, jusqu’à l’horizon, plaine lustrée et fourmillante d’étincelles, d’un bleu verdâtre de turquoise sombre. Les yeux seraient toujours vierges pour cette sensation. Ils ne se rassasieraient jamais de regarder ces blocs de pierre qui sèment leurs points noirs sur l’azur, ces îles plates