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rouge étoilée d’or laisse voir au bout de ses manches d’hermine les phalanges desséchées d’une poitrinaire étique. Il faut voir les pieds extraordinaires des anges, les grands yeux caves des saints, l’air absorbé, affaissé, inerte, de tous les personnages. Et pourtant, si misérables que soient les figures, le jeune peuple qui est obligé de les emprunter au vieux peuple fait d’elles un ensemble harmonieux et beau. L’œuvre hiératique et plate entre comme un fragment dans l’œuvre inspirée et sincère. A cette distance et dans cette profusion, on cesse de remarquer les formes amaigries ou mécaniques. On ne les voit que comme des têtes dans une foule. Les yeux se sentent entourés d’une assemblée de saints, d’une histoire infinie, de tout le ciel légendaire ; ils oublient le détail ; ils voient un royaume et ne songent pas à en compter ou critiquer les habitans. La vieille Venise héroïque et pieuse a fait ainsi. Voilà pourquoi pendant des siècles elle a prodigué ses richesses, son travail, ses conquêtes. C’est là le monde idéal qu’entrevoyait sa foi, aussi vivant pour elle, aussi peuplé que le monde réel ; ce sont ses patrons, ses patriarches, ses anges, sa madone qu’elle contemplait à travers ces figures vivifiées par la lumière pourprée et par l’or rutilant des coupoles.


San-Giovani-e-Paolo, I Frari, 26 avril.

La gondole s’enfonce dans des ruelles désertes, du côté du nord. Les reflets de l’eau tremblent dans l’arc concave des ponts, comme une draperie de soie à ramages, rose, blanche et verdâtre. On sort de la ville, il est midi, le ciel est d’une pâleur ardente. Des trains de bois échoués allongent leurs poutres lavées et luisantes sur la plaine d’eau immobile. En face, une île ceinte de murailles (le cimetière) raie la blancheur enflammée de ses blancheurs crues ; plus loin, deux ou trois voiles courent dans les chenaux ; à l’horizon, la chaîne vaporeuse des montagnes développe sur le ciel sa frange de neige. La proue dentelée sort de l’eau comme un bizarre poisson qui nagerait la queue la première, et sa forme noire perce et pousse en avant, parmi les frétillemens innombrables des petits flots dorés, dans le grand silence.

Sur une place vide s’élève la statue équestre de Colleoni, la seconde qu’on ait fondue en Italie[1], véritable portrait comme celle de Gattamelata à Padoue, portrait réel d’un condottiere assis sur son solide cheval de bataille, en cuirasse, avec les jambes écartées, le buste trop court, la physionomie rude d’un soudard qui commande et qui crie, point embelli, mais pris sur le vif et énergique.

  1. Par Verocchio, 1475.