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chevaux de bronze enlevés de Constantinople, des piliers de bronze où l’on attachait les étendards de la cité, deux fûts de granit qui portent à leur cime le crocodile et le lion ailé de la république, devant eux un large quai de marbre et des escaliers où s’amarre la flottille noire des gondoles. On reporte les yeux vers la mer et on ne veut plus regarder autre chose ; on l’a vue dans les tableaux de Canaletti, mais on ne l’a vue qu’à travers un voile. La lumière peinte n’est point la lumière réelle. Autour des architectures, l’eau, élargie comme un lac, fait serpenter son cadre magique, ses tons verdâtres ou bleuis, son cristal mouvant et glauque. Les mille petits flots jouent et luisent sous la brise, et leurs crêtes pétillent d’étincelles. À l’horizon, vers l’est, on aperçoit au bout du quai des Esclavons des mâts de navires, des sommets d’églises, la verdure pointante d’un grand jardin ; mais tout cela sort des eaux, de toutes parts on voit le flot entrer par les canaux, vaciller le long des quais, s’enfoncer à l’horizon, ruisseler entre les maisons, ceindre les églises. La mer lustrée, lumineuse, enveloppante, pénètre et, ceint Venise comme une gloire.

Comme un diamant unique au milieu d’une parure, le palais ducal efface le reste. Je ne veux rien décrire aujourd’hui, je ne veux qu’avoir du plaisir. On n’a point vu d’architecture semblable ; tout y est neuf, on se sent tiré hors du convenu ; on comprend que par-delà les formes classiques ou gothiques que nous répétons et qu’on nous impose, il y a tout un monde, que l’invention humaine est sans limites, que, semblable à la nature, elle peut violer toutes les règles et produire une œuvre parfaite sur un modèle contraire à tous ceux dans lesquels on lui dit de s’enfermer. Toutes les habitudes de l’œil sont renversées, et avec une surprise charmante on voit ici la fantaisie orientale poser le plein sur le vide au lieu d’asseoir le vide sur le plein. Une colonnade à fûts robustes en porte une seconde toute légère, dentelée d’ogives et de trèfles, et sur cet appui si frêle s’étale un mur massif de marbre rouge et blanc dont les plaques s’entre-croisent en dessins et renvoient la lumière. Au-dessus, une corniche de pyramides évidées, d’aiguilles, de clochetons, de festons, découpe le ciel de sa bordure, et cette végétation de marbre hérissée, épanouie, au-dessus des tons vermeils ou nacrés des façades, fait penser aux riches cactus qui, dans les contrées d’Afrique et d’Asie où elle est née, entremêlaient les poignards de leurs feuilles et la pourpre de leurs fleurs.

On entre, et tout d’un coup les yeux sont remplis de formes. Autour de deux citernes revêtues de bronze sculpté, quatre façades développent leurs architectures et leurs statues, où brille toute la jeunesse de la première renaissance. Rien de nu et de froid, tout