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digne de peindre l’humanité de nos jours, l’humanité noble autant que l’humanité vulgaire, la France robuste et saine aussi bien que la France abâtardie. C’est à ce titre qu’il garde son rang à part au milieu de ses confrères, les uns plus dramatiques, les autres plus joyeux, mais tous plus ou moins exclusifs dans leur théâtre, et condamnés, on le dirait, à ne voir qu’un des cercles de la grande spirale, un des aspects de la comédie universelle. L’ambition de M. Augier est plus haute, sa muse est plus alerte ; c’est un esprit curieux, actif, qui veut voir et savoir. Pourquoi donc ne pousserait-il pas ses explorations du côté des régions laborieuses où se transforment sans s’altérer les élémens de notre grandeur morale ? Les Vernouillet, les Guérin, les d’Estrigaud sont nombreux et puissans dans toutes les sphères de la société ; n’y a-t-il pas aussi dans toutes les sphères, à tous les degrés de l’échelle, des âmes simples et fortes en qui se maintient la tradition du pays ? Prenons garde de nous faire pires que nous sommes. Ces comédies sont lues, commentées, analysées au-delà de nos frontières, et plus l’auteur est honnête, plus on exploite son témoignage. Que de fois n’ai-je pas entendu les étrangers naïfs ou envieux nous jeter l’injure à l’aide de documens semblables : « Voilà la France, disent-ils, le pays des maîtres Guérin et des barons d’Estrigaud ! Bourgeoisie, aristocratie, tout y est corrompu. S’il y a encore d’honnêtes gens parmi ces fripons, ils assistent timidement, comme M. Tenancier dans la Contagion, aux infamies qu’ils réprouvent, et leur principale ressource contre le fléau est d’aller chercher un air plus pur au bord des lacs italiens. Ceux qui n’ont pas de villas, que deviennent-ils ? » C’est ainsi qu’ils parlent de nous sur la foi de nos comédies et de nos romans. Et pourtant elle vit, elle se meut, elle aspire toujours à la lumière, cette France de 89. Il faut donc qu’il y ait chez elle, malgré tout ce qu’on peut dire, des trésors cachés d’honneur et de dévouement. Pour un poète qui ne demande qu’à se renouveler, il y aurait là tout un domaine à conquérir.

Je sais ce qu’on va répondre : dévouement, honneur, vertu, est-ce matière à comédie ? — Oui, sans aucun doute, car il ne s’agit plus ici des formes traditionnelles ; il s’agit d’une forme agrandie qui peut se prêter à tout. La comédie nouvelle dont M. Augier s’est tant appliqué lui-même à élargir les cadres, la comédie qui s’est associé la satire et le roman peut désormais embrasser les sujets les plus divers ; la société tout entière lui appartient. Certes je ne voudrais pas détourner M. Augier de la peinture de nos vices, ce sera toujours la meilleure part de sa veine ; je souhaiterais seulement qu’il cherchât des effets inconnus dans l’opposition du bien et du mal, et que, le mal étant exprimé avec force, le bien occupât dans l’ensemble de l’ouvrage une place équivalente. Même dans les limites restreintes de la vieille comédie, Molière, sans ménager les vices de son époque, ne dissimulait point ce qu’il y avait de sain et de vigoureux au cœur de la nation. Quand on lit ses comédies, on a l’idée d’une société honnête ; le vice, quel qu’il soit, va s’y heurter contre un fonds solide de moralité, de bon