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si bien montré M. Octave Feuillet dans ce drame trop oublié qui porte le nom d’Alix, que dire de la fascination de l’élégance et de la grâce ? Le plus redoutable des coquins assurément, c’est celui qui exerce le plus de prestige. M. Emile Augier a parfaitement vu le péril de ces scélératesses de haut bord, il a voulu placer en face de son Guérin un autre homme de proie supérieur au premier ; la conception primitive de son œuvre ne mérite donc que des éloges, et si le succès a été moins franc, c’est l’exécution seule qui doit en répondre. Le grand défaut de la Contagion, disons-le tout d’abord, c’est le manque d’unité. M. Augier n’a point médité son programme avec assez de vigueur, ou du moins, attiré par les personnages divers que son imagination évoquait sur sa route, sollicité par les sujets analogues dont chacun de ces personnages pouvait devenir le centre, il n’a pas eu le courage de sacrifier une seule de ses richesses.

Je ne serais pas surpris que l’enchaînement des idées de l’auteur eût été à peu près celui-ci : « je peindrai le type de ces générations dégradées qui ne croient ni à la vertu, ni à l’honneur, ni au patriotisme, pour lesquelles tout enthousiasme est une duperie, toute profession de foi un mensonge ; je peindrai, non pas le sceptique, non pas le matérialiste, non pas l’athée, — car tous ces noms, dans une société aussi bouleversée que la nôtre, peuvent représenter encore un des aspects de la vie morale, — je peindrai l’indifférent qui se joue du ciel et de la terre. Je ne reculerai même pas devant les mots cyniques pour exprimer cette indifférence railleuse. Pourquoi ces mots n’auraient-ils pas droit de cité sur la scène, s’ils résument la langue des hommes que je veux marquer au front ?

Le cynisme des mœurs doit salir la parole,
Et la haine du mal enfante l’hyperbole.


Je peindrai donc l’homme de high life avec ce cynisme élégant qui fait tant de ravages autour de nous ; puis, comme il faut toujours que la vérité humaine ait sa revanche, je le montrerai, ce railleur sans âme, rappelé tout à coup aux sentimens naturels par un de ces souvenirs d’enfance, par un de ces devoirs primordiaux, par une de ces influences mystérieuses et saintes que le vice même le plus invétéré n’efface jamais complètement au fond de nos cœurs. » Aussitôt la figure du baron d’Estrigaud se dessine à grands traits en cette vive imagination. Le voilà, brillant, effronté, spirituel, habile à manier les affaires, remuant les millions des sociétés industrielles et n’oubliant pas de se faire sa part. Que nous sommes loin du temps où Panurge avait « soixante-trois manières de trouver de l’argent à son besoin, dont la plus honorable et la plus commune était par façon de larcin furtivement fait ! » Ce serait peu de chose pour un homme qui, sans le moindre patrimoine, dépense tous les ans le revenu de trois millions. Son hôtel, ses chevaux, son musée, comment expliquer tout cela, s’il n’avait à sa disposition que soixante-trois manières de dérober autrui ? Chacun des jours de l’année lui doit son contingent, non pas contingent de larcins,