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Quel chemin, que d’étapes, depuis la Ciguë et l’Aventurière jusqu’aux Effrontés et au Fils de Giboyer ! Nous n’avons pas à répéter ce qui a été si délicatement, si éloquemment exprimé ici même par M. Prevost-Paradol à propos de cette dernière œuvre ; nous dirons seulement que, dans l’une comme dans l’autre, le poète, emporté par sa verve créatrice et fort de l’honnêteté de son cœur, n’avait pas réfléchi à la situation des adversaires qu’il mettait en scène. Il s’était cru dans la vieille Athènes ou dans la jeune Amérique. On n’attaque pas au théâtre des gens qui ne peuvent se défendre par le théâtre. N’est-ce donc pas assez d’avoir pour soi le privilège du talent, et convient-il d’y ajouter les privilèges administratifs ? Sans renoncer à cette comédie audacieuse qui s’attaque au vif des mœurs et des idées, M. Augier n’eut point de peine à comprendre qu’il devait s’en tenir aux classes générales de la société, au lieu de mettre les partis en cause, et partager impartialement ses mordantes leçons entre les représentans divers du monde contemporain. De là deux comédies nouvelles, Maître Guérin et la Contagion, la première jouée au Théâtre-Français pendant toute une année avec un succès qui n’a pas langui un seul instant, la seconde représentée l’autre jour à l’Odéon devant un public moins sympathique, bien que l’une et l’autre offrent à peu de chose près mêmes qualités et mêmes défauts.

Si nous avons insisté sur les transformations déjà nombreuses du souple et vigoureux talent de M. Emile Augier, c’est que la critique est en droit, ce nous semble, de demander à cette riche nature une transformation nouvelle. L’accueil si différent fait aux deux derniers ouvrages du brillant écrivain ne s’explique point seulement par des raisons étrangères aux lettres : que la troupe des interprètes ait été composée d’une façon irrégulière, qu’une faveur dangereuse et inutile ait été accordée à un poète qui a tant fait pour le théâtre, en vérité ces choses-là, bien qu’assez graves au fond, n’expliqueraient pas l’espèce de froideur qui a succédé aux dispositions malveillantes des premiers soirs. Nous voulons nous en tenir à la discussion littéraire de la comédie de M. Augier. Maître Guérin offrait le tableau d’une certaine bourgeoisie âpre au gain, sans foi, sans scrupule, arrivant à tout par la fraude et foulant aux pieds de nobles âmes sans encourir le mépris dont elle est digne ; la Contagion nous montre chez un gentilhomme ou du moins chez un gentleman de haute volée l’effronterie la plus odieuse unie à la plus parfaite élégance. D’où vient que cette seconde satire est précisément celle qui a été le moins bien accueillie ? Le poète ne faisait-il pas acte d’impartialité en donnant cette contre-partie de l’ouvrage si justement applaudi l’année dernière ? Le baron d’Estrigaud n’est-il pas aussi vrai que maître Guérin ? L’intrigant aux manières exquises ne tient-il pas autant de place dans notre société que l’intrigant sordide ? N’est-ce pas lui qui fera le plus de dupes et dont l’exemple sera le plus contagieux ? Si la fascination de la force peut ébranler de fond en « omble les cœurs les plus purs, comme l’a