Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/774

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

période de la carrière du poète, période d’études encore, mais d’études singulièrement aimables, et que M. Augier a dû regretter souvent depuis qu’une comédie plus audacieuse l’a jeté dans la mêlée des partis. Diane avec ses passions héroïques, Philiberte avec sa grâce souriante, ouvrent heureusement cette galerie où les types un peu grossiers parfois de la laideur morale n’offusquent pas les images honnêtes. La satire, quoique déjà très alerte dans les œuvres qui suivent, ne touche pas encore à la politique. C’est une inspiration sans grand élan, sans beaucoup d’idéal, mais loyale, intègre, conforme à la sagesse moyenne de la tradition gauloise. Deux choses m’y frappent surtout : la parfaite sincérité d’une part, de l’autre le désir de varier ses études. Point de parti-pris à coup sûr, ou du moins nul autre dessein que celui d’interroger le monde et de changer de points de vue. M. Augier, qui a les vrais instincts du poète comique, sait bien que l’impartialité est le premier devoir de l’observateur. N’a-t-il pas même poussé l’impartialité un peu loin, lorsque, voulant faire dans le Gendre de M. Poirier une contre-partie de George Dandin, il attribue un caractère ridicule au personnage qui représente le travail et finit par donner le beau rôle au jeune marquis ? Le spectacle de la vie est si mobile en notre société tumultueuse, qu’une même idée peut offrir les aspects les plus divers ; ce sont ces aspects divers que poursuivait curieusement M. Augier dans la période dont je parle. Quel tableau, par exemple, que celui des Lionnes pauvres ! quelle leçon à la bourgeoisie vaniteuse ! quel avertissement aux victimes du luxe ! C’est ainsi que M. Emile Augier agrandissait sa place et devenait un des maîtres de la scène[1]. Soit qu’il enlevât les applaudissemens, soit qu’il trouvât le public moins sympathique, nul ne pouvait contester la vigueur et la fécondité de son talent. Notre société en travail était disposée à reconnaître en lui son poète comique, j’entends un poète homme d’action, vigilant, impartial, joyeux et amer, habile à saisir au passage les ridicules du jour et capable aussi des fortes conceptions qui font les œuvres durables.

Deux incidens très significatifs de cette période avaient mis en relief le double mérite de M. Emile Augier comme poète comique, la verve rapide et la méditation sérieuse. C’était le temps où les régions du demi-monde, découvertes ou du moins décrites par un des plus habiles ingénieurs dramatiques de notre temps, usurpaient une place démesurée dans la carte de la société française. Alléchés par le succès, les écrivains à la suite étaient arrivés de tous les coins de l’horizon. En peu de temps, le monde interlope prit la place de l’autre, et il semblait en vérité que dans cette France nouvelle remuée de fond en comble, dans ce XIXe siècle qui a encore tant de problèmes à résoudre, tant de conquêtes à faire, la famille des honnêtes

  1. C’est seulement de M. Augier que nous avons à nous occuper ici ; il y aurait pourtant de l’injustice à ne pas rappeler qu’une part dans ces deux pièces revient aussi à des collaborateurs, M. Jules Sandeau et M. Edouard Poussier.