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comme la Grèce, un grand établissement unique comme l’empire romain, périssent tout entiers avec leurs inventions, faute de voisins égaux, indépendans, qui subsistent après eux et les renouvellent.

Les trois quarts du travail humain se font maintenant par les machines, et le nombre des machines, comme la perfection, s’accroît incessamment. Le labeur manuel diminue d’autant, et par suite le nombre des êtres pensans augmente. Par conséquent nous sommes exempts du fléau qui a perdu le monde grec et romain, je veux dire la réduction des neuf dixièmes de la population humaine à l’état de bêtes de somme qu’on exploite, qui périssent, et dont la destruction ou l’abâtardissement graduel ne laisse subsister dans chaque état qu’une petite élite. Presque toutes les républiques de la Grèce[1] et de l’Italie antique ou moderne ont péri faute de citoyens. Aujourd’hui les machines qui remplacent les sujets ou les esclaves préparent des multitudes intelligentes.

D’autre part encore, les sciences expérimentales et progressives sont maintenant reconnues comme les seules maîtresses légitimes de l’esprit humain et les seuls guides certains de l’action humaine. Cela est unique dans le monde. Chez les musulmans, sous les Ptolémées, dans l’Italie du XVIe siècle, elles restaient aux mains d’une petite coterie de curieux qu’on pouvait détruire par une proscription. A présent elles ont pris l’empire, et comme elles ont visiblement amélioré la vie pratique, elles rallient autour d’elles tous les intérêts privés et tout l’assentiment public. Comme d’ailleurs leurs méthodes sont fixées et que leurs découvertes vont croissant, on peut établir qu’elles rempliront et renouvelleront indéfiniment l’intelligence humaine. Les autres développemens de l’esprit, l’art, la poésie, la religion, pourront avorter, dévier ou languir ; mais celui-là ne peut manquer de durer, de s’étendre et de suggérer sans cesse aux hommes des vues d’ensemble pour régler leurs croyances et diriger leurs actions.

Enfin ces mêmes sciences, ayant embrassé dans leur domaine les affaires politiques et morales et pénétrant tous les jours dans l’éducation, changent l’idée que l’homme se faisait de la société et de la vie : il était un animal militant qui considérait les autres hommes comme une proie et la prospérité des autres hommes comme un danger : elles le transforment en une créature pacifique qui considère les autres hommes comme des auxiliaires et la prospérité des autres hommes comme un profit. Chaque boisseau de blé qu’on

  1. Sparte a péri δί ολίγανθρωπίαν, dit Aristote. A Florence, il n’y avait plus que 2,500 citoyens votans au temps de Savonarole. — Voyez aussi Venise. — Au commencement du XVIe siècle, on estimait le nombre des citoyens pourvus de tous les droits politiques à 18,000 en Italie.