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Sophocle et de Thucydide, ou de Racine et de Bossuet. Pour ceux-là, les notions de la critique approchent de l’importance d’un symbole de foi, et une hérésie dans les belles-lettres les blesse aussi sérieusement qu’une erreur de dogme afflige un chrétien convaincu. Pour ceux-là, une orthodoxie littéraire, une église de la bonne critique est chose non-seulement utile, mais indispensable au salut du bon goût des particuliers. Pour ceux-là, les académies ne sont pas seulement des centres de l’esprit public et des sanctuaires de l’intelligence ; elles sont des hautes cours de justice littéraire et des sénats conservateurs des bonnes doctrines en fait de prose et de vers. Notre temps n’admet plus des idées si absolues, et il y a plus de libéralisme dans les académies elles-mêmes. S’il est un pays où ces idées aient eu cours, c’est bien la France. Un membre de l’Académie française, à l’origine même de cette illustre compagnie, le père Sirmond, voulait que tout bon académicien s’engageât par serment à n’user que des mots qui seraient dans le dictionnaire.

Aussi M. Matthew Arnold a-t-il bien rencontré, quand il a dit que les Français ont une conscience littéraire ; ils ont des lois presque religieuses en cette matière et se font des scrupules que les Anglais ne connaissent pas. Ils croient qu’il y a en littérature un bien et un mal, une responsabilité morale. Est-ce délicatesse de sentiment ? M. Matthew Arnold le croit. Peut-être nous, Français, moins indulgens pour nous-mêmes, aurons-nous le droit de nous demander si cette religion de l’autorité littéraire ne vient pas de notre passion extrême pour l’unité, et si nous ne sommes pas souvent les moutons de Panurge qui ne trouveraient pas l’herbe tendre, s’ils ne se sentaient appuyés et foulés les uns contre les autres. Quoi qu’il en soit, ces scrupules littéraires, les Anglais ne les connaissent pas ; le robuste, tempérament de leur fantaisie personnelle étouffe cette timidité ou cette délicatesse.

Dans une comparaison ingénieuse entre la littérature anglaise et la littérature française, M. Arnold, qui les connaît bien toutes deux, s’est attaché à montrer que nos voisins ont l’énergie et l’honnêteté, tandis que nous avons l’ouverture d’esprit et la flexibilité de l’intelligence. Il suffit que ces jugemens soient vrais d’une manière générale. De ce que Corneille parmi nos poètes, Bossuet, Pascal, Jean-Jacques Rousseau parmi nos prosateurs, sont des modèles d’énergie, de ce que Bacon est un prosateur unique pour la flexibilité d’intelligence, il ne suit pas qu’on ne puisse admettre ce jugement : la largeur d’idées, la souplesse d’esprit sont des qualités françaises ; l’énergie et la force sont les signes propres du génie anglais.

M. Matthew Arnold y ajoute l’honnêteté. Sur ce mot, il faudrait s’entendre, et nous aurions quelques réserves à faire. Comment