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inépuisable, et que de loin en loin il reluise sous la splendeur et la joie du ciel. Arrivé à son terme, il peut se perdre dans la mer ; sa carrière est fournie. À chaque tournant de siècle, la mort engloutit et disperse la génération vivante ; mais elle n’a pas de prise sur son passé. Les morts peuvent se reposer, ils ont fait leur œuvre, et leur postérité, qui à son tour se fraie la voie, doit être contente si après une œuvre semblable elle va se coucher dans le même repos.

Quand on regarde les grandes œuvres qui couvrent l’Italie, quand on songe à la décadence qui les a suivies, quand on remarque de combien la génération qui les a faites surpassait la nôtre en vigueur active et en invention spontanée, quand on se souvient que jusqu’à nous toutes les civilisations n’ont fleuri que pour se dessécher et tomber en poussière, on se demande si celle où nous vivons aura le sort des autres, et si le grand monument qui nous protège ne fournira pas à son tour des débris à quelque construction inconnue où le genre humain renouvelé trouvera un meilleur abri. Là-dessus, ce n’est pas le sentiment qu’il faut écouter, c’est l’histoire et l’analyse qui doivent répondre. Voici les assises de notre édifice ; il semble d’abord qu’elles nous en garantissent la solidité.

Les états modernes ne sont pas de simples cités pourvues d’un territoire, et qu’une extermination ou une conquête puisse détruire, comme Sienne, Florence, Carthage, Crotone ou Athènes. Ils renferment vingt, trente ou quarante millions d’hommes, qui forment des races ou des nations distinctes, et à ce titre peuvent résister aux invasions. Napoléon n’a pu soumettre l’Espagne si faible, ni dompter l’Allemagne si divisée. Quand en 1814 Guillaume de Humboldt proposa de partager la France, trop forte à son avis, les alliés reculèrent, sentant que d’eux-mêmes au bout d’un quart de siècle les morceaux se rejoindraient. Voyez aujourd’hui les embarras de la Russie pour un tiers de la Pologne. Il faut cinq cent mille hommes de garnison, la moitié d’un peuple, pour en contenir un autre, et le profit ne vaut pas la dépense.

En second lieu, les états européens sont formés de races et de nations diverses ; c’est pourquoi l’un peut suppléer, puis relever son voisin, si son voisin tombe. Quand le Portugal, l’Espagne et l’Italie sont tombées au XVIIe siècle, l’Angleterre, la France et la Hollande ont repris et continué l’œuvre commencée à leur façon et pour leur compte. Si dans cent ans la France devenait une simple caserne administrative, les nations protestantes, l’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis, l’Australie, se développeraient seules, et leur civilisation refluerait sur la France au bout de deux ou trois siècles, comme celle de la France, après deux ou trois siècles, reflue aujourd’hui sur l’Italie et l’Espagne. Au contraire, une monarchie comme la Chine, une théocratie comme l’Inde, un groupe de cités