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semble une jeune et glorieuse déesse du Véronèse. — On avance, et tout d’un coup, à la fin du XVIIe siècle, l’altération du goût apparaît ; l’art devient dévot et mondain, prétentieux et fade. Un tombeau de 1684 assemble des figures demi-nues ou cuirassées d’armures païennes, mais penchées, affectées, dans un frou-frou de rideaux, de guirlandes et de têtes de mort. Un autre, de 1690, est un échafaudage d’hommes, d’anges, de bustes, de drapeaux, qui commence par un crâne desséché et par un bras de squelette, pour finir au sommet par un squelette ailé qui embouche une trompette. — Après le mémorial simple qui représente la mort réelle, vient le mémorial païen qui couvre la mort de pompe héroïque, puis le mémorial dévot qui met dans la même parade l’horreur du sépulcre et les élégances du monde.

Comme on revient de grand cœur aux œuvres de la renaissance ! Comme entre l’insuffisance gothique et l’afféterie moderne l’homme y paraît noble, fort et grand ! J’ai passé le reste de l’après-midi dans le chœur. Sur la balustrade de bronze, près des portes de bronze, sont plantées de grandes statuettes de bronze. Le bronze tapisse l’enceinte, couvre l’autel, se hérisse en bas-reliefs, se redresse en piliers, monte en candélabres. Un peuple de figures énergiques se déploie de toutes parts en bosselures multipliées sur la teinte sombre et lustrée du métal qui luit. Là les apôtres d’Aspetti, par leur hautaine stature[1] et leur draperie froissée, semblent des petits-fils de Michel-Ange. Là un candélabre de Riccio[2] haut comme deux hommes, épais de trois pieds à la base, s’élève superposant ses figurines ; on n’imagine pas une telle richesse d’invention, tant de scènes, et des scènes si diverses, un pareil luxe d’ornemens, un monde complet chrétien et païen si magnifiquement accumulé en une seule masse et pourtant distribué avec tant d’art que chaque étage fait valoir l’autre, que le fourmillement produit les groupes et la multitude aboutit à l’unité. Sur les flancs carrés se déploient les histoires de l’Évangile, le Christ enseveli parmi les cris et les gestes désespérés d’une foule qui pleure, le Christ dans les limbes parmi les corps vigoureux et les beaux membres nus des pécheurs délivrés. Sur les corniches et çà et là, aux angles, aux bordures, les figures païennes encadrent la tragédie chrétienne. La fantaisie de la renaissance s’y est donné carrière par une profusion de tritons, de chevaux, de serpens entrelacés, de torses d’enfans et de femmes. Des centaures portent en croupe des amours nus qui brandissent une torche ; d’autres amours jouent avec un masque ou tiennent des instrumens ; des faunes et des satyres

  1. 1593.
  2. 1488.