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constata, par les noms que portent encore un grand nombre de districts et de localités, qu’elle renfermait une faune des plus riches que les armes à feu ont détruite ou ont fait fuir vers le nord. Les émigrations suivent une marche régulière : les animaux les plus intelligens, à la tête desquels se place l’éléphant, partent les premiers ; les plus stupides ou les plus paresseux, tels que le gnou et l’autruche, s’éloignent les derniers. Bien que le voyageur relève avec complaisance le courage et l’habileté des chasseurs anglais, il déplore néanmoins l’immense destruction qui se fait de ces animaux, l’ornement de ces contrées, et dont plusieurs sont inoffensifs. On tue pour le plaisir de tuer ; ce n’est pas un aliment que l’on cherche, ni la légitime satisfaction d’augmenter les collections scientifiques et d’enrichir un musée : l’animal tout entier est le plus souvent abandonné aux hyènes et aux vautours. Le plus beau quadrupède n’est guère qu’une cible contre laquelle on tire par manière d’exercice et pour dire à ses amis combien de fois on a touché le but[1].

Livingstone traverse ensuite de nouveau le désert de Kalihari, en laissant à l’ouest le Ngami. Il marche en explorateur naturaliste, à pas comptés, et fait de nombreux zigzags pour bien étudier le pays. On lui doit des observations intéressantes et neuves sur les diverses espèces de fourmis qu’on trouve en si grande abondance dans cette partie de l’Afrique australe. Les fourmis se chargent, par les nids qu’elles élèvent dans ces vastes plaines et dont quelques-uns ont jusqu’à trente pieds de haut, d’accidenter le terrain et même de le boiser, car la terre qui recouvre ces nids, ameublie et broyée par le travail formical, est d’une fertilité exceptionnelle. Livingstone a constaté que les fourmis se dévorent entre elles : c’est pour les manger et non pour les réduire en esclavage que certaines fourmis grisâtres font une guerre acharnée aux fourmis blanches ; les nègres du reste sont également friands de ces dernières, ils les font rôtir et les considèrent comme une véritable friandise. Ce n’est pas seulement dans la société des fourmis que le missionnaire s’est souvent trouvé, c’est aussi dans celle des lions. Il a pu en étudier les mœurs tout à son aise, et cette étude leur a été peu favorable. Il les dépouille de cette auréole de noblesse et de majesté que l’on s’est plu à leur donner. Le lion, comme tous les carnivores, craint l’homme ; quand il le rencontre, il s’arrête une seconde ou deux en fixant sur lui ses regards, puis fait tranquillement un demi-tour, marche pendant une minute en tournant la tête pour s’assurer qu’il n’est pas suivi, se met alors à trotter et s’enfuit bientôt à toutes jambes : on a même vu des lionnes

  1. On a calculé que la masse d’ivoire recueillie par le commerce exigeait la destruction annuelle de 30,000 éléphans.