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voir s’il en avait le courage. Il venait de s’établir dans la charmante vallée de Mabotsa, située sous le 25e degré de latitude sud et le 24e de longitude est, et qu’il avait choisie pour centre de ses excursions, lorsqu’il apprit qu’elle était fréquemment visitée par une troupe de lions. Ils entraient de nuit dans le village, renversaient les palissades des parcs à bestiaux, et faisaient de nombreuses victimes. Livingstone résolut de purger la vallée de ces terribles visiteurs : il savait que, lorsqu’une troupe de lions ravage un canton, il suffit d’en tuer un pour que les autres disparaissent : il alla donc à leur rencontre suivi de tous les hommes valides du pays. On trouva les lions sur un monticule ombragé, que les naturels armés de lances entourèrent d’un cercle qui se resserrait progressivement. Livingstone se tenait en dehors avec son instituteur nègre armé d’un fusil. Il ajusta un des lions, fit feu et le manqua ; la balle alla s’aplatir contre le rocher. L’animal mordit la place, comme le chien la pierre qu’on lui jette, fit un bond, rompit le cercle et se sauva. Le cercle se reforma et environna deux autres lions, qui échappèrent comme le premier sans avoir reçu un seul coup de lance. Le missionnaire s’en retournait, indigné de la poltronnerie des nègres, lorsqu’en contournant le pied de la colline il vit à trente pas un quatrième lion : un buisson le cachait en partie. Il l’ajuste et lui envoie ses deux balles dans le corps. Tous de s’écrier : Il est tué ! il est tué ! Livingstone voyait au travers du buisson l’animal agiter sa queue avec violence ; il cria de ne pas avancer jusqu’à ce qu’il eût rechargé son fusil, et il mettait la balle quand un grand cri des naturels lui fait tourner la tête : le lion s’élançait sur lui. La bête féroce l’atteint au bras d’un bond, tous deux roulent à terre. L’animal furieux secoue sa victime comme un terrier fait d’une souris. Le choc étourdit Livingstone sans lui ôter la conscience de ce qui se passait ; il était comme chloroformisé ; ses fonctions intellectuelles étaient en quelque sorte suspendues, et il contemplait l’animal avec la plus grande impassibilité. Les carnivores exerceraient-ils une action magnétique et stupéfiante sur leur proie ? Le lion avait posé la patte en partie sur la tête du chasseur ; celui-ci se tourna pour la dégager, et vit la bête féroce fixant des regards furieux sur son instituteur nègre qui la couchait en joue ; son fusil à pierre fit long feu. Le lion lâche alors sa proie, saute sur son nouvel agresseur, lui mord la cuisse, fracasse l’épaule d’un des naturels qui accourt avec sa lance, et s’affaisse enfin pour ne plus se relever. Le missionnaire sortit de la lutte le bras cassé et profondément lacéré de onze coups de dents. Ce triomphe, chèrement acheté, ne lui fût pas très utile, car il dût quitter la vallée de Mabotsa, qu’une sécheresse prolongée frappait de stérilité, pour aller s’établir au village de Kolombeg, situé un peu au nord-ouest, près