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portaient vers les personnages idéaux et vers les expressions touchantes, et c’est dans ce champ qui lui est propre qu’ici pour la première fois, avec une abondance et un succès extraordinaires, il a innové et inventé.

Voici pour la première fois dans une fresque des têtes presque antiques ; c’est le même coup de génie que celui de Nicolas de Pise : après cinquante ans, la peinture rejoint la sculpture, et la beauté régulière et saine reparaît sur les murs des églises comme sur la chaire des prédicateurs et sur les tombeaux des saints. Autour du Christ en croix et dans le Jugement dernier, les nobles têtes des saints ont la solide structure, le fort menton des statues grecques : rien de plus grave et de plus simple que les draperies, rien de plus beau que les figures des dix séraphins couronnés de gloires. Tout le long de la nef, au bas des murs, est une rangée de femmes idéales qui représentent en grisailles les diverses vertus, toutes robustes et calmes, amples et drapées à grands plis : deux surtout, la Charité et l’Espérance, semblent des impératrices romaines ? une autre, la Justice, a le visage le plus doux et le plus pur. On sent que le peintre cherche et découvre avec amour la forme parfaite ; ses christs ne sont pas des portraits : leur figure est trop régulière, trop sereine ; l’un d’eux, aux noces de Cana, dans une robe lie-de-vin, fait penser à celui que Raphaël a mis dans sa Transfiguration. Il est visible que l’artiste peint non pas d’après un modèle qu’il copie, mais, comme Raphaël, « d’après une certaine idée qu’il a. » De toutes parts cette invention se découvre, dans les paysages, dans les architectures, dans l’ordonnance choisie des groupes, surtout dans les expressions. Il y en a qui sont des cris du cœur, si spontanés, si sincères, qu’on n’en retrouvera pas de si vrais. Au pied de la croix, la Vierge en capuchon bleu, le front plissé, pâle, s’évanouit, et pourtant reste debout par un effort suprême[1]. La Madeleine étend les bras vers le Christ ressuscité avec stupeur et tendresse, comme si elle voulait avancer, et pourtant reste collée au sol. Lazare, roulé dans ses bandelettes, fixe comme une momie dans sa gaîne, debout pourtant et les yeux vivans, est une apparition foudroyante. Cet homme avait le génie, le cœur, les idées, tout, sauf la science, qui est l’œuvre des siècles, et le fini de l’exécution ; il dessinait en gros, ne faisait que des contours, des plis de draperie ; l’adresse et l’art de la main lui manquaient encore. Dans une église voisine, celle des Eremitani, sont des fresques de Mantegna, très achevées, d’un beau relief et d’une correction savante ; voilà ce qu’un siècle et demi

  1. Cela fait penser au vers de Corneille, à cette Romaine qui tombe d’un seul mouvement comme une statue :
    Non, je ne pleure pas, madame, mais je meurs.