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demi-idée du Corrége, mais je me dédommagerai avec les peintres de Venise.

Même à Padoue, qui est une ville de second ordre, il faut choisir. On va à l’église Santa-Maria dell’ Arena, tout au bout de la ville, dans un coin silencieux ; c’est une chapelle privée. Elle est dans un grand jardin bourgeois clos de murs, un peu négligé, où des vignes montent autour des arbres fruitiers sur une pelouse verte. Une servante pousse un loquet, et l’on se trouve dans une nef que Giotto a tapissée de peintures[1]. Il avait vingt-huit ans, et y a figuré dans trente-sept grandes fresques toute l’histoire de la Vierge et du Christ. Aucun monument ne représente mieux l’aurore de la renaissance italienne. Plusieurs traces de barbarie subsistent encore. Il ne sait pas rendre tous les gestes ; dans son Christ au tombeau, les personnages, voulant exprimer leur douleur, ouvrent tous la bouche avec une grimace, et son Enfer, comme celui de Bernard Orcagna, est rempli de grotesques. Le grand Satan velu est un épouvantail comme ceux de nos vieux mystères. Les autres diables mangent ou scient de petits bonshommes nus, aux jambes maigres, entassés comme dans un saloir. Les ressuscités qui sortent de leurs tombeaux ont des pattes grêles et tordues, et, ce qui est plus choquant, des faces énormes et disproportionnées de têtards ; la baroque et impuissante fantaisie du moyen âge perce et affleure ici comme sur les portails des cathédrales. Jacomino de Vérone, frère mineur, décrivait à la même époque ces tourmens des damnés avec une trivialité encore plus plate. Satan, selon lui, ordonnait « qu’on fît rôtir le coupable comme un porc à un grand pieu de fer ; » puis, quand on lui apportait l’homme rissolé, il répondait : « Va, dis à ce méchant cuisinier que le morceau est mal cuit, qu’on le remette au feu et qu’il y reste. » Dante seul a su se dégager de cette bouffonnerie populacière pour donner à ses damnés une âme aussi fière que la sienne. Il était ici, à Padoue, en même temps que Giotto, chez lui, dit-on, et tous deux étaient amis ; mais la peinture n’a pas le même domaine que la poésie, et ce que l’un faisait avec des mots, l’autre ne pouvait le faire avec des couleurs. On ne connaissait pas encore assez les muscles et les énergies de la structure humaine pour ramasser, comme Michel-Ange, en quelques figures colossales et tordues la tragédie que Dante déployait dans ses apparitions multipliées et dans ses paysages lugubres. D’ailleurs le talent et l’humeur du peintre n’étaient point ceux du poète : Giotto était aussi heureux que Dante était triste ; son beau génie, son invention aisée, son goût pour la noblesse et le pathétique, le

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