dence en le gardant sur moi. L’ivoire est si fragile, et la monture était si mince ! Les mulets ont le trot cruellement dur ; ils pulvérisent les trois quarts de ce qu’on leur met sur le dos : trop heureux quand ils n’emportent pas le reste au fond d’un précipice, car on surfait un peu leur mérite, et ils n’ont pas le pied si infaillible que ça.
Notre expédition de l’Aurès n’était pas terminée, il s’en fallait. Les Arabes tenaient bon ; nous eûmes des hauts et des bas, même après l’arrivée des renforts. Voilà ce que c’est que la guerre en Afrique : on sort pour une promenade militaire, et l’on rentre aa bout de six mois. Si du moins on rentrait avec tout son monde ! Marcou a fait la statistique de nos pertes : ce n’est pas si grandiose que le travail de M. Chenu sur la guerre de Grimée, et c’est peut-être plus effrayant. Des huit cents hommes qui étaient partis sous ses ordres, le général en a ramené quatre cent cinquante-deux, un peu plus de moitié ! Ce dont j’enrage, c’est que cette malheureuse campagne n’a valu ni avancement ni décorations à personne. On n’a pas voulu dire au public que la domination française avait été menacée dans le cercle de Biskra. Il se trouva que nous avions trimé, six mois durant, pour le roi de Prusse. Tant pis pour nous ! la politique l’exigeait.
Mon premier soin en rentrant fut de chercher le testament et de l’envoyer à Paris. Le notaire de la famille me l’avait réclamé trois fois avec douceur, disant toujours que la comtesse et Mlle de Gardelux étaient trop désolées pour me remercier de mes politesses. Je n’avais pas besoin de leurs actions de grâces, mais le style de ce notaire et son impatience m’agaçaient. Le fond du testament était connu : Léopold donnait à sa sœur ses vingt-cinq mille livres de rente ; mais que diable ! la famille n’attendait pas cet argent-là pour manger !
Nous prîmes deux mois de repos ; je rentrai dans mes habitudes, je refis connaissance avec la segnia qui distribue aux palmiers leur ration quotidienne de trente-six litres par tête. Rien de tel que la baignade pour vous reposer d’une campagne. Pourquoi n’a-t-on pas inventé des bains à l’usage du cœur ? Le chagrin m’avait laissé une sorte de sécheresse et d’irritation intérieure ; j’étais dur et cassant dans la conversation, je devenais mordant comme un acide, je ne croyais à rien.
Une bonne et charmante fille qui m’aimait de tout son petit cœur, que j’avais tendrement aimée, me devint tout à coup indifférente, puis odieuse sans qu’il me fût possible de dire pourquoi. Nous étions à peu près fiancés, sa mère est la sœur de la mienne, nos fortunes s’accordaient à merveille, et nos caractères encore