Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/669

Cette page n’a pas encore été corrigée
665
LE TURCO.

Biskra, coupées. Les renforts ne pouvaient tarder longtemps, mais ils n’étaient pas venus, et, pour des triomphateurs, nous ne nous trouvions pas précisément à notre aise.

Le général avait toute sorte de qualités, mais la patience n’était point sa vertu dominante. Il résolut de frapper un coup. La tribu du vieux marabout désagréable, les Beni-Schafar, très belliqueux et pas mal riches, était à cinq lieues de marche. Par une belle nuit, on nous réveille tous en douceur ; la colonne se faufile entre les montagnes, et à huit heures du matin nous étions engagés.

La journée ne fut pas mauvaise : on tua cinquante hommes, on brûla un village superbe, et l’on repoussa une demi-douzaine de retours offensifs ; mais impossible de camper sur le champ de bataille. Nous avions des blessés à rapporter et des bagages à reprendre en chemin : le général décide que nous irons dormir chez nous.

Tout le monde croyait la question vidée, et tout le monde était de belle humeur, excepté le turco, qui, relégué à l’arrière-garde, n’avait pas eu l’occasion de se montrer. Je me moquais un peu de son ambition, et je lui débitais tous les proverbes appropriés à la circonstance : l’appétit vient en mangeant, mais ce n’est pas tous les jours fête ; ne te désole pas : tout vient à point à qui sait attendre, et cætera.

Pour revenir au Djebel-Yala, nous avions un vrai chemin de l’Aurès : beaucoup à monter, beaucoup à descendre, pas un kilomètre de plain-pied, du reste un beau pays. Je chevauchais avec l’avant-garde, à la gauche du général, dans un torrent qui coule sur des galets de marbre blanc. Nous avions devant nous toute une échelle de sommets couronnés par le Djebel-Derradj, ce burgrave poudré de neige. On ne se pressait pas, et l’on explorait le terrain avec un soin d’autant plus minutieux que le jour commençait à baisser. — Allons ! me dit le général, je crois que nous en sommes quittes. Bonne besogne, Brunner ! Dans une heure, nous serons sous nos tentes : avant trois jours, les Beni-Schafar… — Un feu de file bien nourri l’arrêta net au milieu de sa phrase. Les Arabes tombaient sur notre arrière-garde ; on entendait non-seulement leur fusillade, mais leurs cris.

Le bonhomme jura un gros juron et tourna bride en nous criant : Allez toujours !

Quand un grand chef vous dit d’aller, il n’y a qu’une chose à faire ; mais le soldat français n’abat pas le quart de lieue en dix minutes lorsqu’il entend fusiller ses camarades derrière lui. Nous avancions lentement, chaque officier poussant ses hommes, et furieux de ne pouvoir les planter là. Quelquefois le feu s’arrêtait, et l’affaire semblait finie ; mais les détonations reprenaient par saccades. Sur