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LE TURCO.

plus tôt faite que je me laisse tomber sur la première natte venue, dans un coin. J’avais les yeux fermés depuis quatre minutes, quand une idée me réveilla en sursaut : et Léopold ?

Que pensez-vous d’un égoïste qui se couche sans savoir si son ami est mort ou vivant ? Je me lève, furieux contre moi-même, et je sors de la cabane en me disant de gros mots. Le village était plein de soldats qui mangeaient, fumaient, dormaient ou pillaient suivant les goûts particuliers de chacun. Je rencontre un turco qui portait une outre d’huile, une botte d’oignons et un chevreau nouveau-né.

— Eh ! lascar ! tu connais ton lieutenant, M. de Gardelux ?

Sidi Turco ? besef !

— Est-il blessé ?

Makasch.

— Est-il mort ?

Makasch morto.

— Où est-il ?

À casa.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Dormir.

— Puisqu’il n’est ni mort ni blessé, dis-je en moi-même, et qu’il dort paisiblement sous un toit, l’amitié m’autorise à faire comme lui. — Sur ce, je regagnai mon gîte et je recommençai un nouveau somme. J’en fis plus d’un cette nuit-là, car les propriétaires que nous avions délogés manifestèrent cinq ou six fois l’intention de résilier notre bail.

Vers quatre heures du matin, je donnai ma démission de ronfleur : je n’étais reposé qu’à demi, mais la maison n’était plus tenable. Mon pauvre corps semblait littéralement émaillé de puces. Avez-vous remarqué que ces animaux-là ont une préférence pour les blonds ? Je vais donc secouer mon bétail au grand air, et je me fais montrer la case de Léopold. Il écrivait sur ses genoux, devant la porte.

— Eh bien ! lui dis-je, tu vois qu’on n’en meurt pas.

Il me tendit la main, ferma son écritoire et jeta son buvard dans la maison, sur le parquet de terre battue. — Allons nous promener, dit-il ; le paysage est superbe, vu d’ici.

— Il s’agit bien, ma foi, de paysage ! Parlons d’hier, de toi, de nous, du combat, de la victoire ! Tu as reçu le baptême du feu, mon bonhomme, et tu peux regarder dans ta glace, si tu en as apporté une, le visage glorieux d’un vainqueur.

— Bah ! pour une promenade militaire !

— Trop modeste, mon boa ! C’est un joli fait d’armes ; le Moni-