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des assiégés se déplace à chaque minute. Ils reculent, ils avancent, chaque étage est pris et repris tour à tour. Je ne distingue pas les femmes, mais elles sont de la fête. You! You! j’entends les cris d’encouragement qu’elles jettent à leurs hommes.

— Qu’est-ce que vous faites là ? me dit le général de sa voix rude. Au premier coup de fusil, ces mauvais gars d’Alsace ne sont plus bons à rien…

— Qu’à se battre, mon général.

— C’est bien ainsi que je l’entends. Patience, Brunner ! il y en aura pour tout le monde !

Cela dit, il partage la troupe en deux colonnes, il met ses obusiers en batterie, et nous voilà dégringolant dans le sentier de la gloire.

Vous pensez bien, mes chers amis, que je ne suis pas homme à vous conter l’affaire en détail. Pour ceux d’entre vous qui ont vu la Crimée, Magenta et Solferino, la prise du Djebel-Yala ressemblerait à une distribution des prix dans un pensionnat de demoiselles. Cependant les sabres coupaient comme ailleurs, les balles faisaient leur trou, et l’on n’avait pas mis de bouchons à la pointe des baïonnettes. Un Arabe, moins bête que les autres, devina que mon cheval me gênerait pour la montée ; il me fit la faveur de le tuer sous moi. Me voilà donc grimpant comme un singe avec le commun des martyrs. Si le sommeil m’avait repris durant cette escalade, je crois qu’il m’aurait fait un tort irréparable ; mais le moyen de dormir au milieu d’une musique qui dépassait de cent coudées toutes les cacophonies de Wagner ! Les obus volaient en grondant sur nos têtes pour éclater au milieu des groupes de burnous ; les fusils pétillaient, les balles sifflaient en passant et crépitaient en ricochant sur les pierres ; les fusées traversaient l’espace avec un frou-frou solennel ; les clairons, de leur voix mordante, sonnaient le ralliement ou la charge, et les Arabes des deux sexes poussaient des cris à faire peur, si quelque chose faisait peur au soldat français.

Je me souviens d’avoir traversé un premier village, puis un autre, et de les avoir vus flamber derrière moi comme deux fagots de bois sec. Au troisième, les soldats allaient mettre le feu lorsque le général survint, le cigare à la bouche, sur son petit cheval noir. Où la bête avait-elle trouvé des chemins ? C’est ce qu’on n’a jamais su. — Tas d’imbéciles, dit le grand chef, si vous brûlez ces gourbis, nous coucherons à la belle étoile ! — Le fait est que nos tentes étaient restées à deux bonnes lieues de là pour le moins.

Nous voilà donc campés, à cinq heures du soir, sur la cime du Djebel. La position était bonne, on la fortifie en deux temps ; j’organise les postes, je place les grand’gardes, et ma besogne n’est pas