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mouvemens. Un pays centralisé est comme un homme qui, ayant ses deux jambes, trouverait plus commode de les lier ensemble et de les remplacer par des béquilles. À ce régime, il faut s’y attendre, la vie se retire des membres et le corps s’atrophie. Le repos et le silence deviennent alors l’unique désir, l’unique besoin des peuples. Le moindre bruit de liberté qui s’élève bouleverse le monde épouvanté.

Cependant les inimitiés sociales continuent à travailler sourdement. On entend parfois gronder le murmure des révolutions. Le pauvre veut dépouiller le riche, le riche ne songe plus qu’à se défendre, à se barricader contre le pauvre et à le tenir éloigné du pouvoir. Toute la politique du pays roule sur les plus basses des passions humaines : la cupidité, l’égoïsme et l’envie. Les conservateurs, effrayés de l’invasion prématurée du torrent démocratique, se jettent volontiers dans les bras d’un pouvoir fort qu’ils supplient de les protéger. Les classes inférieures prennent l’habitude de l’obéissance passive ou de la licence anarchique, le mépris des droits légaux et de la liberté régulière, et elles ne voient leur salut que dans quelque heureux coup de fortune qui leur permette de satisfaire en un jour toutes leurs passions mauvaises. De quel nom faut-il appeler une société pareille ? Un grand écrivain moderne, qu’a préoccupé toute sa vie l’avenir de la démocratie et qu’on ne s’étonnera pas d’entendre citer à propos de l’Amérique, Tocqueville, nous l’a dit en termes ineffaçables : « Une pareille société n’est pas démocratique, mais révolutionnaire. » Faut-il donc désespérer de ces sociétés malades et voir dans l’enfantement de la démocratie un obstacle éternel à la liberté ? Si tel était l’enseignement véritable du spectacle que nous avons sous les yeux dans notre pays, il serait bon d’en détourner souvent notre pensée et de songer avec espoir à la grande et encourageante expérience que vient de faire pour le monde moderne la libre démocratie d’Amérique.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.