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ne gênent l’œuvre de celui qui gouverne ; elles lui montrent au moins la voie où il s’engage et le sol où il s’appuie, elles lui découvrent les obstacles de la route et les forces dont il dispose pour les surmonter ; elles lui font entendre enfin la voix du pays lui-même, au lieu de celle des histrions et des adulateurs. Rien n’est plus dangereux pour ceux qui gouvernent que d’agir dans le silence et la solitude de leur pensée. Aussi, malgré les embarras et les agitations quotidiennes de ses démêlés avec les partis, le président Johnson doit-il s’applaudir d’avoir rencontré à chaque pas des avertissemens et des résistances qui lui ont été salutaires.

Je ne sais pourquoi l’on s’imagine que les hommes perdent en prudence tout ce qu’ils gagnent en liberté, et que le meilleur moyen de les conduire est de leur boucher les yeux et les oreilles comme à des chevaux vicieux. Si cela était, le président Johnson aurait eu tort d’appeler les hommes du sud, au lendemain de la guerre, à reprendre l’exercice de leurs anciens droits politiques et de les inviter à voter eux-mêmes dans des assemblées délibérantes les réformes qu’il pouvait leur imposer par la force. Il a eu confiance dans l’autorité de la raison et dans la puissance conservatrice de la liberté. Le bruit du canon s’éteignait à peine, les fermes et les villages brûlés par les armées fédérales flambaient encore dans les campagnes, que déjà les citoyens commençaient à s’assembler, à discourir, à voter des résolutions, à nommer des magistrats municipaux. L’habitude du self-government survivait à tous les désastres. Ni la chute du gouvernement sécessioniste, ni l’humiliation de la défaite, ni l’invasion, ni la conquête, ni la famine même et la misère qui menaçaient les états du sud, — rien ne pouvait étouffer ce germe indestructible d’indépendance et d’ordre légal. Sous les ruines de la grande société détruite, la petite restait debout et reprenait vie toute seule. En quelques jours, tout était rétabli : le peuple nommait des conventions, des chambres législatives, et l’homme qui la veille encore portait la carabine et l’uniforme confédéré venait paisiblement s’asseoir dans une assemblée pour changer les lois de son pays. Il y arrivait souvent rebelle au fond de l’âme, décidé d’avance à une résistance aveugle, et il s’en retournait prêchant la concorde et la soumission : c’est que dans l’intervalle il avait vu les nécessités, compris les dangers, manié les intérêts et les passions du jour. En moins d’un an, tout le sud était rentré sous l’autorité légale et dans l’exercice tranquille de ses libertés. Voilà le spectacle unique et admirable que la démocratie américaine vient de donner au monde. Quel despotisme militaire aurait pu en faire autant ?…

C’est une erreur malheureusement trop commune que de se