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M. Chase, que la politique du président conduisait à l’extermination de la race noire. En même temps la nouvelle du veto avait excité l’enthousiasme et relevé l’espérance des esclavagistes rebelles. Ils célébraient avec bonheur la conversion du président Johnson à leur cause, et se disaient à présent les défenseurs dévoués de l’Union fédérale contre la rébellion des abolitionistes. On eût dit que par un soudain miracle tous les états loyaux étaient changés en états rebelles, et qu’au contraire les états insurgés du sud étaient devenus les membres les plus loyaux et les plus zélés de l’Union.

Le président fut enivré de son triomphe. Le jour de la fête de Washington, des meetings devaient avoir lieu dans toutes les villes des États-Unis pour chanter ses louanges. Le soir, une foule immense se rassembla pour l’acclamer dans le jardin de la Maison-Blanche. Lui-même, défiant à son tour ses adversaires, il prononça un discours où reparut toute l’éloquence furibonde de l’ancien sénateur du Tennessee. Il ne se contenta pas de glorifier sa vie passée avec une arrogance et une inconvenance inouïes, mais, désignant un à un tous les chefs des radicaux comme des désunionistes et des rebelles, il livra grossièrement aux huées de la populace les trois noms respectés de Thaddeus Stevens, de Charles Sumner et de Wendell Phillips ; puis, relevant le gant jeté dans le congrès par Thaddeus Stevens, il les accusa tous d’en vouloir à sa tête et d’exciter contre lui l’assassinat ; il poussa même l’extravagance jusqu’à offrir sa tête aux assassins pour le salut de la patrie. « Si je suis décapité, s’écria-t-il, je veux que le peuple américain tout entier soit présent à mon supplice ! — Le sang des martyrs ne coule jamais en vain ! » Si exagérées et si injustes qu’on les suppose, les provocations des radicaux n’avaient jamais approché de ces violences : le président leur payait avec usure sa dette d’injures et de calomnies.

Il ne tarda pas à s’en repentir. Le meeting de la Maison-Blanche avait applaudi avec fureur à ces imprécations sanguinaires. Emporté par le torrent de son éloquence démagogique, le président Johnson avait oublié sans doute qu’il n’était plus seulement un orateur populaire parlant pour une grossière multitude : il était le chef, le magistrat suprême d’un grand peuple, et sa parole allait retentir d’un bout du monde à l’autre. Prévoyant le déplorable effet qu’un tel discours allait produire sur l’opinion du pays, le ministre de la guerre, M. Stanton, interdit au télégraphe de le répandre. On en référa au président lui-même, qui, tout échauffé encore de son succès oratoire, donna l’ordre de passer outre et d’expédier les dépêches. Le lendemain, tous les journaux des États-Unis publiaient sa harangue scandaleuse, et le peuple américain, étonné, cherchait