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obligeaient le noir à servir sur la plantation de son ancien maître et déclaraient vagabond celui qui s’y refusait. Voilà par quel ensemble de règlemens ingénieux les gens du sud espéraient établir une espèce de servage qui leur tînt lieu de l’ancienne servitude.

Ils allèguent que le nègre est d’un caractère paresseux et indolent, et qu’il faut bien le contraindre, dans son intérêt même, à reprendre son ancien travail. Il s’est fait de la liberté l’idée d’une vie oisive et bienheureuse, où tous les besoins d’un homme sont satisfaits sans peine. Jadis, quand un nègre industrieux avait gagné sa liberté à la sueur de son front, il s’écriait d’ordinaire : « A présent je suis un homme blanc, je peux vivre les bras croisés ! » et il quittait l’atelier ou le champ de coton pour les grands chemins et les cabarets ; mais sans compter que le pauvre noir sera vite détrompé par l’expérience de cette enfantine idée de la vie, n’est-ce pas les blancs qui la lui ont donnée en lui montrant partout le travail comme un opprobre, et la liberté inséparable de l’oisiveté et du vice ? Ont-ils le droit de lui reprocher l’ignorance et l’imprévoyance où ils l’ont eux-mêmes entretenu ? Ils se plaignent que le noir ne soit pas un homme, mais une espèce d’animal, de bête sauvage, qui ne connaît ni religion, ni famille, ni devoirs moraux. Qui donc, si cela est vrai, l’a réduit à cette dégradation ? Qui donc a vendu les femmes, séparé les époux, arraché les enfans aux mères, produit des hommes en troupeaux comme du bétail ? Est-ce là une bonne école pour les vertus de famille ? Ils sont ignorans ! Et qui donc leur a fermé l’entrée des écoles, celle des églises, et leur a appris à faire de la religion une parade burlesque ? Quels sont les hommes qui murmurent et grondent quand aujourd’hui le gouvernement fédéral ouvre en Virginie quelques écoles pour les noirs affranchis ?

On peut dire ce qu’on voudra de leurs vices, qui les rendent impropres à la liberté : ce sont les blancs qui les leur ont donnés et qui doivent en supporter les inconvéniens. Vous ne pouvez récolter la sagesse, la prévoyance, la soumission volontaire aux lois, l’esprit d’ordre, les vertus de famille, la fidélité conjugale, là où vous avez semé l’ignorance, l’oppression, la brutalité, l’oubli de tout devoir, sauf l’obéissance abjecte à la force ! — Si l’intérêt public exige qu’on force les noirs à travailler, alors qu’on y contraigne aussi ces petits blancs du sud qui n’ont pas la même excuse et qui se croient nés pour vivre dans une oisiveté royale. Ils sont encore plus dégradés et plus incurables que les noirs, ces mendians orgueilleux qu’on est obligé de nourrir et qui menacent le gouvernement dont ils mangent le pain. — On reproche enfin aux affranchis de s’agiter d’une façon menaçante. Comment veut-on qu’irrités par une oppression quotidienne, excités par les espérances de la guerre civile, par