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droits politiques. Aussi est-ce avec une admiration profonde que je vis un jour à Washington, dans un omnibus, un vieillard à barbe blanche se lever pour faire place à une négresse. Il y avait une sorte d’héroïsme dans cette muette protestation d’un homme contre le préjugé ridicule dont il était seul à braver l’empire.

Je ne crois pas qu’au début de la guerre l’opinion publique fût déjà mûre pour la grande réforme que les événemens ont précipitée. Sans l’aveuglement et la violence des états du sud, il est probable que l’émancipation aurait tardé bien davantage. On n’a pour s’en convaincre qu’à se rappeler les premières paroles du président Lincoln sur la question de l’esclavage : « je voudrais pouvoir sauver l’Union sans affranchir un esclave, » — et sa réponse à une délégation des gens de couleur : « nous sommes des races différentes ; il vaut mieux que nous vivions séparés. » Cependant le même homme, poussé à bout par la guerre, décrétait l’émancipation de tous les esclaves des rebelles, et donnait aux noirs le droit de cité en les enrôlant dans les armées de l’Union. Le nord n’a frappé l’esclavage que pour sauver l’union nationale, et il s’est donné en revanche le plaisir de maugréer à son aise contre ces pauvres noirs, dont il était le bienfaiteur sans enthousiasme. A vrai dire, le peuple américain est abolitioniste malgré lui : il laisserait assez volontiers les nouveaux hommes libres se démêler comme ils pourraient avec leurs anciens maîtres, dût en définitive leur glorieuse liberté ressembler un peu à leur ancienne servitude. C’est un dicton populaire aux États-Unis que Dieu a fait l’Amérique non pas pour les hommes noirs, mais pour les hommes blancs, ce qui veut dire que l’homme blanc doit s’occuper de lui-même avant de songer à son frère inférieur. Les radicaux ne sont donc pas inutiles pour stimuler cette énergie languissante et rappeler au peuple américain les engagemens d’honneur que le gouvernement a pris en son nom.

C’est quelque chose assurément que d’avoir aboli l’esclavage en principe et déclaré que la servitude involontaire ne pourrait plus exister aux États-Unis. A quoi servirait pourtant d’effacer le nom d’esclavage, si la chose au fond devait être maintenue ? Il faut que les Américains le comprennent : en frappant de mort l’institution servile, ils sont entrés dans une voie d’émancipation graduelle dont le seul terme possible est l’égalité des races. En affranchissant les noirs, ils s’engagent d’honneur à respecter et à protéger pleinement la liberté qu’ils leur confèrent. Fallait-il les tirer de la servitude pour les livrer pieds et poings liés à leurs anciens maîtres ? Les gens du sud ont un moyen bien facile de ressaisir sur les affranchis tout leur ancien empire : il suffit d’en faire une classe à part, exclue de tous les droits politiques et judiciaires, limitée dans l’exercice