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députation de la Caroline du Sud qui venait le prier de révoquer cette exception funeste que les grands propriétaires du sud étaient les vrais auteurs de la guerre civile, et qu’il était bien juste de ne pas leur faire grâce comme à la foule du châtiment légal qu’ils avaient encouru : cette distinction arbitraire, établie en dépit de toute justice et de toute raison, accusait évidemment une pensée de spoliation et de nivellement, un vague projet de révolution sociale que M. Johnson lui-même ne déguisait guère. Que de fois n’avait-il pas déclaré que l’inégale répartition des terres était plutôt que l’esclavage la cause véritable de la rébellion des états du sud, et que l’Union ne serait solidement reconstruite que le jour où les grandes propriétés morcelées seraient données aux paysans et aux travailleurs ! L’exception des 100,000 dollars, qui laissait tous les biens des riches planteurs du sud sous le coup des lois de confiscation votées par le congrès, ne pouvait être dans sa pensée qu’un essai ou un souvenir des rêves de lois agraires qu’il avait longtemps caressés. Il le dit hautement aux délégués de la Caroline du Sud, avec cette âpre énergie dont on ne sait user qu’en Amérique, et qui rend si clairs et si faciles les rapports mutuels des gouvernans et des gouvernés. « De quoi donc vous plaignez-vous ? Si vous voulez échapper à l’exception des 100,000 dollars, vous n’avez qu’à renoncer au surplus de votre fortune. — Je vous le dirai franchement, messieurs, je crois qu’il n’y aurait aucun mal à ce qu’au lieu d’étendre jusqu’à vous l’amnistie, on vous taxât impitoyablement jusqu’à vous y faire rentrer de force. J’ai usé moi-même plus d’une fois de ce système d’impôt dans mon gouvernement du Tennessee, et jamais à ma connaissance il n’a produit que de bons résultats. » Ici l’incartade sortait des bornes permises, et si l’on peut dire que le président Lincoln n’aurait pas montré plus d’éloquence et de volonté virile, au moins est-il permis de croire qu’il eût gardé plus de mesure, de convenance et de dignité.

Enfin la réputation même du président n’était point parfaite. On le connaissait pour un homme sincère et probe ; mais on n’avait pas oublié le spectacle singulier qu’il avait donné le 4 avril au congrès et au peuple assemblés pour l’inauguration de la présidence nouvelle, les meetings, les adresses injurieuses que ce scandale avait provoqués, et les conseils, presque les ordres impérieux qu’il avait reçus de sortir d’un gouvernement qu’il déshonorait. Il est vrai que ces incidens s’effaçaient devant l’immense malheur public qui l’avait appelé à la présidence, et que nul Américain désireux de maintenir l’honneur national ne se fût avisé maintenant de réveiller le ridicule dont cette scène scandaleuse avait couvert un président des États-Unis. On savait d’ailleurs qu’une fois n’est pas coutume, et que le vice-président, malade, épuisé par les fatigues