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volumes ecclésiastiques, et les moines qui remplissent l’archipel équipent une flotte pour défendre les images contre Léon l’Isaurien. Ces amateurs du cirque, ces jeunes beaux qui s’habillent en Huns par un caprice de la mode, ces courtisanes usées par leurs vices, ces voluptueux languissans qui peuplent les palais d’été du Bosphore, tous jeûnent, font des processions, répètent des symboles, demandent aux nouveaux empereurs des persécutions[1]. « Longue vie à l’empereur ! longue vie à l’impératrice ! Que les os des manichéens soient déterrés ! Celui qui ne dit point anathème à Sévère est manichéen ! Jette dehors Sévère ! dehors les nouveaux Judas ! dehors l’ennemi de la trinité ! Que les os des eutychiens soient déterrés ! Hors de l’église les manichéens ! Hors de l’église les deux Etienne ! » Incapables de se battre, de gouverner, de travailler et de penser, ils savent encore disputer et jouir. Sur les débris de l’homme dissous, le sophiste et l’épicurien subsistent ; le jeu des formules dans l’esprit creux et la convoitise des sens dans le corps dégénéré sont les derniers ressorts qui remuent, et les deux œuvres auxquelles cette civilisation aboutit, toutes deux marquées à la même empreinte, toutes deux artificielles, énormes et vides, toutes deux bâties sans goût ni raison par la routine des procédés logiques ou par la routine des procédés industriels, sont, l’une l’échafaudage compliqué, minutieux, des symboles et des distinctions théologiques, l’autre l’échafaudage éblouissant, composite, de la richesse accumulée et du luxe exagéré.

Celui qui eût visité Constantinople avant le pillage des croisés aurait eu un spectacle étrange[2]. Après avoir traversé l’enceinte de hautes murailles crénelées et de tours qui défendait la ville comme une forteresse du moyen âge, il aurait trouvé une image de la vieille Rome impériale, des enfilades de portiques à deux étages qui traversaient la cité en tous sens et d’une extrémité à l’autre, des dômes ronds dont l’airain doré étincelait au soleil, des piliers gigantesques portant des colosses équestres, onze forums, vingt-quatre thermes, et tant de monumens, de palais, de colonnes, de statues que la civilisation antique, chassée du reste du monde, semblait avoir recueilli dans ce dernier asile tous ses chefs-d’œuvre et tous ses trésors. Les effigies des athlètes victorieux apportées d’Olympie, les statues des dieux antiques arrachées aux sanctuaires, les figures des empereurs multipliées par l’adulation couvraient les places, les bains, les amphithéâtres. Un Justinien de bronze se dressait sur un pilier de soixante-dix coudées dont la base vomissait l’eau. Une colonne sculptée, dans laquelle on montait par un

  1. Codinus, notes, page 281. Comparez les acclamations du sénat à la mort de Commode conservées dans l’Histoire Auguste.
  2. Du Cange, description de Constantinople. Tous les textes s’y trouvent réunis.