Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/618

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour la représentation sanglante dont il était l’acteur nécessaire. Des conspirateurs répandus dans la foule occupaient les couloirs et les abords du théâtre. A dix heures, un homme armé entre dans sa loge, lui brise la tête d’un coup de pistolet à bout portant, puis, s’élance sur la scène un grand coutelas à la main en poussant un cri théâtral : sic semper tyrannis ! Bientôt il disparaît, et en moins d’une minute, avant même que la foule se fût remise de sa stupéfaction et de son épouvante, on entendait dans la rue le galop d’un cheval emporté. Cependant le président Lincoln allait râler dans une maison voisine ; il ne reprit pas un seul instant connaissance. Ses amis, ses ministres, accourus en pleurant à son lit de mort, passèrent la nuit en silence à veiller son agonie : le lendemain on rapporta tristement à la Maison-Blanche son cadavre défiguré.

Ce n’était là qu’une partie de l’œuvre de cette nuit d’horreur. En même temps que le président Lincoln était frappé lâchement, par derrière, entre sa femme et son enfant, un autre assassin, plus féroce et plus audacieux encore, s’introduisait chez M. Seward, alors malade et alité à la suite d’un accident grave ; il montait jusqu’à sa chambre, poignardait le domestique qui lui barrait la porte, assommait le fils du ministre accouru à son aide, labourait à coups de couteau la gorge et le visage du vieillard sans défense, et le laissait sans mouvement, évanoui dans une mare de sang. Il paraît d’ailleurs que ces libérateurs de la patrie ne devaient pas borner là leurs exploits. Ils devaient assassiner à la fois le président, le vice-président, les ministres, et faire disparaître en un jour le gouvernement tout entier. Telle était la réponse de la rébellion vaincue aux intentions clémentes et magnanimes du gouvernement fédéral, semblable à la vengeance de l’ennemi mourant qui se relève pour frapper une dernière fois le vainqueur généreux qui vient panser ses blessures.

Le deuil fut immense aux États-Unis. D’abord, quand la fatale nouvelle se répandit de ville en ville, partout on refusa d’y croire ; puis, lorsque la vérité devint trop certaine, ce fut une explosion de douleur et de colère telle qu’on n’en vit jamais à la mort des plus grands rois du monde. Pendant huit jours, New-York et toutes les grandes villes restèrent tendues de noir, les affaires furent suspendues, le peuple entier prit des habits de deuil. Malheur alors à ceux qui se donnèrent le méchant et sot plaisir de braver la douleur publique ! A New-York, on eut peine à soustraire à la fureur de la foule ameutée un imprudent sécessioniste qui, en recevant la nouvelle, avait osé dire que c’était bien fait. A Poughkeepsie, on voulait pendre une vieille femme qui avait crié tout haut qu’elle