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jouent encore, et son grand manteau violet ne laisse rien voir de son corps étique.

Quelle est la machine qui, prenant dans ses engrenages la plante humaine, en a exprimé insensiblement tout le suc et toute la sève pour ne laisser d’elle qu’une forme vide et un détritus inerte ? D’abord la brutale république romaine, puis la pesante fiscalité des césars de Rome, puis la fiscalité plus pesante des césars de Byzance, et un despotisme en qui toutes les puissances capables de déprimer l’homme se trouvent rassemblées. — L’empereur est un pacha, il peut tuer sans jugement tout sujet, fût-ce un évêque ; il confisque les biens dont il a envie, ou se déclare héritier des fortunes qui lui conviennent ; toute dignité, tout patrimoine, toute vie en ce monde, sont suspendus anxieusement sous les chances de l’arbitraire. — L’empereur est un inquisiteur. Sous Justinien, vingt mille Juifs sont massacrés et vingt mille vendus. Les montanistes sont brûlés avec leurs églises. Le patricien Photius, contraint d’abjurer l’hellénisme, se perce de son poignard, et dans les autres règnes on ne voit qu’hérétiques exilés, dépouillés, mutilés ou brûlés vifs. — L’empereur est un chef de secte et de faction tantôt orthodoxe, tantôt hérétique, persécutant tantôt les bleus, tantôt les verts, laissant le parti qu’il soutient commettre des vols, des assassinats, des viols sur la voie publique. — L’empereur est un préfet des mœurs. Sous Justinien, la volupté est punie comme l’assassinat ou le parricide, et les débauchés sont promenés sanglans dans les rues de Constantinople. — L’empereur est un bureaucrate. Son administration régulière, appliquée d’en haut sur toutes les provinces, supprime partout l’initiative humaine pour ne laisser sur le sol que des fonctionnaires et des imposés. — L’empereur est un maître d’étiquette. Un cérémonial compliqué ordonne au-dessous de lui une hiérarchie d’officiers qui sont des machines et asservit leurs actions, comme les siennes, à des formes vides dont souvent on ne sait plus le sens[1]. — Tous les mécanismes qui peuvent supprimer dans l’homme la volonté et la puissance active travaillent à la fois, continûment et pendant des siècles, — les violens qui brisent et les débilitans qui détendent, la terreur comme dans les monarchies orientales, les délations comme dans la Rome impériale, l’orthodoxie persécutrice comme en Espagne, le rigorisme légal comme à Genève, la camorra comme à Naples, la routine officielle et l’enrégimentation bureaucratique comme en Chine. Comme une hache qui abat, comme une lime qui use, comme un acide qui décompose, comme une rouille qui déforme, les divers ingrédiens du despotisme tour à tour cassent, ébrèchent, rongent ou

  1. Codinus Curopalates.