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monumens qu’on entreprenait et de régler les finances embarrassées des villes. Ces inspecteurs devinrent de plus en plus de grands personnages, et les magistrats élus de la cité durent s’effacer devant eux. Bientôt les élections populaires furent supprimées dans les municipes ; l’action du pouvoir central s’y fit plus directement sentir. Ils cessèrent d’avoir une vie propre, et une hiérarchie savante de fonctionnaires fit pénétrer l’autorité impériale jusque dans les plus petites bourgades.

Ce fut un grand malheur pour tout le monde et surtout pour les empereurs. Le pouvoir absolu consomme beaucoup d’hommes, et il en produit très peu. Ils ont besoin, pour se former, d’un milieu plus libre. L’âme ne s’affermit, l’esprit ne s’étend, l’homme n’acquiert toute sa valeur que lorsqu’il sent qu’il a la pleine responsabilité des choses qu’il fait. Quand on n’est que l’instrument d’une volonté étrangère, on ne cherche plus à posséder d’autre vertu que l’obéissance ni d’autre talent que la régularité. Les gouvernemens qui suppriment toute initiative personnelle ne produisent que des commis : ce n’est pas assez pour les sauver. L’empire romain ne s’est soutenu si longtemps, malgré tant de causes de ruine, que par cette abondance d’hommes nouveaux que lui fournissaient sans cesse les provinces, et ces hommes, c’étaient les quelques restes d’indépendance que conservaient les municipes, c’étaient ces scènes d’élection, ces tempêtes dans un verre d’eau, dont se moquaient les beaux esprits de Rome, qui aidaient à les former. Ils faisaient là, dans l’obscurité de leurs petites villes et sous un régime libre, l’apprentissage des qualités qu’ils allaient exercer plus tard sur un autre théâtre. Il ne faut pas s’étonner s’ils devinrent plus rares quand cette indépendance disparut. Ce n’est pas en construisant ces vastes et régulières machines qui séduisent l’œil par la simplicité apparente des ressorts et l’habile agencement des rouages, où la main d’un seul donne le branle à tout, où toutes les volontés se règlent sur une seule volonté, qu’on crée des forces vivantes pour résister au péril commun et qu’on soutient le choc des barbares. Au contraire, il n’y a pas de plus sûr moyen de perdre un état que de le centraliser de cette façon, et l’empire romain s’est porté à lui-même le coup le plus funeste quand il a détruit les dernières libertés de ses municipes.


GASTON BOISSIER.