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quoique incorrect, et son style, tout en manquant d’élégance, entraînait par l’enchaînement logique des idées et par une argumentation grave et simple. Bien qu’il sût le latin à fond et qu’il s’exprimât en grec avec facilité, l’éducation littéraire lui faisait évidemment défaut. En dépit de ces côtés faibles, les adversaires de Pélage s’inclinaient devant son génie. Ce génie toutefois était enveloppé d’une grossière charpente d’os et de chair qui faisait du moine hibernien un personnage tout à fait difforme, un Goliath, comme disaient les uns, un cyclope, comme disaient les autres, car il avait perdu un œil, et par-dessus tout cela il était eunuque de naissance. La polémique chrétienne, qui n’était pas toujours polie, prétendait reconnaître dans cette espèce de monstre le vrai Scot repu de bouillie d’avoine et engraissé de l’odieuse cuisine de son pays. Ce cyclope pourtant savait plaire, des matrones l’accompagnaient dans ses prédications, et le charme de sa parole, l’aménité de son commerce surmontaient le ridicule que la nature avait semé à pleines mains sur sa personne. Venu à Rome vers l’année 405, il y avait implanté avec prudence et par des enseignemens cachés les principes de la doctrine fameuse qui de son nom s’appelle encore aujourd’hui le péiagianisme.

C’est une nécessité pour les religions fondées sur la spiritualité de Dieu et l’immortalité de l’âme humaine que tous les grands problèmes de la métaphysique et de la morale comparaissent successivement devant elles afin de s’y faire discuter et juger, et d’y recevoir après examen une solution conforme à leurs dogmes. Le philosophe hibernien s’était adressé de prime saut au problème le plus ardu, le plus effrayant de tous ceux qui touchent à la destinée humaine, le problème du libre arbitre en face de Dieu. — D’où vient le mal sur la terre ? L’homme, qui peut le mal, ne peut-il pas aussi le bien, et s’il est libre de se perdre, manque-t-il de puissance pour se sauver ? L’Être créateur, essentiellement bon et juste, n’a-t-il donné à l’homme l’instinct de la perfection morale qu’en lui défendant d’y atteindre, tandis que l’abîme du mal reste béant devant ses pas ? En un mot, l’âme, qui se sent libre, ne l’est-elle que de faire le mal, qui la rend indigne de Dieu ? Et si, grâce à la justice divine, il n’en peut être ainsi, quel besoin avons-nous de l’assistance d’en haut pour être vertueux et sauvés ? — Telles sont les questions formidables que Pélage vint jeter au sein du christianisme et qu’il résolvait par l’affirmative : « oui, l’homme est libre ; il dépend de lui et de lui seul d’être méchant ou bon, dégradé ou parfait ; sa damnation et son salut sont également dans ses mains. »

On voit d’un coup d’œil quel trouble de pareilles propositions apportaient dans les dogmes chrétiens, quel ébranlement elles