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infamies. Jérôme se chargea de dénoncer à l’indignation de l’univers ce monstre africain « près duquel, disait-il, Charybde et Scylla étaient des monstres démens ; » mais le châtiment fut tardif, et l’année suivante Héraclianus, enrichi de déprédations, levait fièrement le drapeau de la révolte contre l’empereur. La chute de Rome avait mis dans toutes les têtes une sorte de vertige et de délire. Il n’y avait plus de gouvernement, plus de justice, plus de pitié, et pour beaucoup d’hommes il n’y avait plus de Dieu. « Le monde croule, et notre tête ne sait pas s’incliner ! » s’écriait Jérôme avec terreur. « Assurément, disait-il encore, ce qui est ne doit périr, ce qui a grandi doit vieillir ; il n’y a pas œuvre créée que la rouille n’attaque ou que la vétusté ne consume ; mais Rome ! Qui aurait pu croire qu’élevée par ses victoires au-dessus de l’univers, elle pût tomber un jour et devenir pour ses peuples tout à la fois une mère et un tombeau ? Les filles de cette cité reine errent maintenant de plage en plage, en Afrique, en Égypte, en Orient ; ses matrones sont devenues servantes. Ses personnages les plus illustres demandent du pain à la porte de Bethléem, et comme nous ne pouvons en donner à tous, nous leur donnons au moins des larmes, nous pleurons ensemble. Vainement j’essaie de me dérober au spectacle de tant de souffrances, en reprenant mon travail commencé ; je suis incapable d’étude. Je sens trop que c’est en œuvres et non en paroles qu’il faut traduire aujourd’hui les préceptes de l’Écriture : faire les choses saintes et non les dire ! »

L’année 414 vit arriver dans Ælia. Capitolina, amenés par le courant des émigrations successives, trois personnages dont nous avons déjà parlé et qu’un de nos récits précédens avait laissés en Afrique : Pinianus, Mélanie la jeune, sa femme, et Albine, sa mère. Après bien des traverses, bien des aventures étranges, ils venaient chercher le calme au mont des Oliviers, près du tombeau de l’aïeule, aussi pauvres que l’inflexible prophétesse avait jamais pu le souhaiter, mais non pourtant désunis. Ces aventures, dont j’ai déjà dit quelques mots[1], ont un caractère si particulier, elles peignent si bien une des faces de l’église chrétienne au Ve siècle, que je n’hésite pas à les reprendre ici avec détail, comme un des documens les plus originaux et les plus intéressans de l’histoire de ce temps si mal connu.

Nos lecteurs se rappellent comment Pinianus, sa femme et sa mère, après avoir vendu les propriétés qu’ils possédaient à Rome et autour de Rome, avaient suivi Mélanie, leur aïeule, en Sicile, puis en Afrique, où ils avaient encore de grands biens, restes probables des antiques spoliations de la république ou de la libéralité des

  1. Voyez la Revue du 1er août 1865.