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ce tribunal suprême, a-t-on dit, que de tâtonnemens, que d’hésitations et de dissidences ! Au milieu de ces conflits d’opinion, quel est le sens de la loi, et que peut-on penser de questions résolues tantôt dans un sens, tantôt dans un autre ? Ces incertitudes de la cour régulatrice n’ont-elles pas grandement affaibli le prestige de son autorité auprès des autres cours de justice ? Ces critiques sont sévères, et peut-être dépassent-elles le but. Dans tous les temps, on s’est efforcé d’appeler à ce poste élevé les premiers magistrats du pays, ceux qu’une grande science ou un grand talent y avait en quelque sorte désignés dans l’opinion publique, et somme toute c’est bien là que la compétition est le moins redoutable ; la médiocrité qui parviendrait à tromper la vigilance du pouvoir et à escalader ce dernier échelon de l’avancement judiciaire serait fort découragée au milieu de ces pères conscrits du droit, et y fera toujours une assez triste figure. D’où viennent donc ces oscillations de jurisprudence, ces timidités de jugement qui alarment si vivement certains esprits, et, selon eux, fausseraient le jeu des institutions sociales ? Daguesseau voulait trouver dans le magistrat un homme éminemment honorable, et notre magistrature a bien ce caractère ; mais il ne séparait pas la probité de la fermeté. Un jeune magistrat de la cour de Paris s’efforçait naguère de mettre en relief ces deux qualités essentielles du juge et rappelait à la magistrature que c’est à elle, au milieu des affaissemens de l’opinion publique, de relever le moral du pays par la courageuse droiture de ses décisions[1] ; quels que soient les temps et les régimes, la justice, comme la religion, doit planer dans sa sérénité au-dessus des mobilités et des corruptions de ce monde. Or avant tout, selon le vœu de l’assemblée constituante, la cour de cassation doit veiller avec soin à la conservation des libertés publiques et se placer, dans l’interprétation de la loi, à ces points de vue élevés qui peuvent échapper aux autres tribunaux placés plus près du tourbillon des passions et des intérêts ; c’est à elle de ramener les juridictions qui fléchissent et s’égarent. On a regretté qu’elle fût parfois ramenée à l’interprétation libérale de la loi par les cours inférieures ; mais comment la blâmer de revenir sur ses pas le jour où une erreur lui paraît manifeste ? Ne serait-il pas plus regrettable qu’elle persistât à fermer les yeux sur une erreur reconnue ? Après cela, on ne saurait en vouloir à ceux qui ont trouvé là un encouragement à penser que la cour de cassation n’avait pas statué sans esprit de retour sur de graves questions qui ont tenu le pays en émoi, et que son dernier mot n’était pas dit, par exemple, sur le secret des lettres, sur les bulletins électoraux, sur d’autres questions vitales pour la presse et l’indépendance communale. En cela, ils augurent favorablement de certains reviremens de date récente. Et à propos du secret des lettres M. Gaudry a voulu rappeler comment s’était prononcé à cet égard le parlement par l’un de ses derniers arrêts ; il a rapporté les énergiques

  1. Discours de M. l’avocat-général Sénart, prononcé devant la cour de Paris le 3 novembre 1865.