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reproduire sa physionomie vraie ; mais, si douce que fût la tâche à un esprit si digne de la comprendre, comment ne pas être distrait à chaque coup de pinceau, lorsqu’on se représente d’avance un auditoire d’amis qui attendent, qui appellent l’allusion promise et s’étonnent de ne pas la voir venir ? De là un certain embarras chez l’orateur, de là aussi dans l’assemblée quelque désappointement peut-être. Pour un groupe d’esprits impartiaux, M. Prevost-Paradol avait éprouvé de trop vives distractions en peignant la figure de M. Ampère ; pour la partie la plus nombreuse et la plus ardente de l’auditoire, il avait trop négligé, sauf en, un seul passage, ce qu’on espérait de sa verve agressive. Notre devoir à nous est de raconter les faits sans passion ; cependant, au nom de la tradition des hautes lettres et en souvenir d’Ampère lui-même, peut-être nous est-il permis de regretter que M. Prevost-Paradol ne nous ait pas donné de notre ami une image plus vivante, quand nous avions le droit de compter sur un portrait à la fois brillant et fidèle. Heureusement M. Guizot était là ; il a pris la palette d’or, comme on le disait l’autre jour à propos de M. de Vigny, et il a complété l’esquisse de Jordaëns.

Serions-nous trop sévères pour un talent aimable, élevé, digne de toute sympathie ? M. Prevost-Paradol, qui connaît le prix de la franchise, est homme à excuser la nôtre en faveur du sentiment qui l’inspire. Une chose vraiment affligeante pour les amis de la tradition intellectuelle et morale de ce grand XIXe siècle, c’est de voir combien la génération de 1848, la génération sortie des écoles au lendemain de la révolution de février, connaît imparfaitement ou dédaigne ce qui a précédé cette date. Que des devoirs nouveaux, que des nécessités impérieuses expliquent cette lacune, j’y consens ; en tout cas, rien n’excuserait le dédain. — Si nous voyons aujourd’hui tant de questions se rétrécir, si la sécheresse dans l’ordre moral a succédé à l’ardeur et l’isolement à l’expansion, une des causes du mal est précisément cette rupture que nous venons de signaler. Est-ce la sympathie par exemple qui manquait à M. Prevost-Paradol pour apprécier complètement son prédécesseur, pour nous rendre l’image d’une intelligence si prompte, si riche, qu’entraînaient de tous côtés l’enthousiasme du savoir et le, culte des grandes causes ? A coup sûr, nul n’aura cette pensée. Seulement un des anneaux de la chaîne s’est rompu. Sans doute Ampère n’a pas laissé de monumens immortels ; il n’en a pas moins laissé des œuvres aimables et solides, des œuvres qui ont instruit, charmé, stimulé les contemporains, des œuvres fécondes qui en ont provoqué d’autres, — qu’on ne cessera pas d’interroger tant que le culte des lettres ne sera point un vain mot. Il a laissé surtout, et c’est là ce qu’il fallait fixer en traits lumineux, il a laissé l’exemple d’une merveilleuse activité intellectuelle. Dans ce vaste travail des littératures comparées, qui demeurera certainement, avec la rénovation de la poésie, le principal titre de la France au XIXe siècle, qui donc a mieux recueilli l’héritage de nos devanciers ? qui a plus contribué à l’enrichir ? Ce qu’on fait aujourd’hui