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qui l’avait porté au pouvoir et de sacrifier son propre ministère. Toutefois, en Angleterre, la thèse de la liberté commerciale avait été discutée depuis si longtemps dans les associations, dans les réunions publiques, dans la presse, dans le parlement, que la polémique n’a plus survécu à l’abolition du régime protecteur. En France, il est naturel que nous ayons encore affaire à la polémique rétrospective, puisque les moyens de la discussion préalable et préventive ont à peu près manqué. Le gouvernement, nous le répétons, ne peut guère être surpris s’il se trouve en butte après coup aux vives instances, d’une opposition protectioniste agricole.

Quant à ceux qui, comme nous, eussent désiré que le triomphe de la liberté commerciale se pût accomplir par les armes de la liberté politique, les argumens protectionistes ne les embarrassent pas plus après qu’ils ne les eussent ébranlés avant. Quand on récapitule les propositions avancées par ceux qui demandent l’établissement d’un droit fixe sur l’entrée des blés étrangers, on peut être tranquille sur le maintien de la liberté des importations. C’est ici que l’on doit apprécier l’avantage d’avoir en face de soi un contradicteur aussi armé de connaissances spéciales et de puissance argumentative, que M. Thiers. Avec lui, le débat ne peut s’éparpiller et s’égarer dans un labyrinthes de chicanes secondaires. Il rend à ses adversaires le service de conduire et de circonscrire la controverse dans le véritable champ clos où, condensée et resserrée, elle doit trouver une solution finale. Ainsi, pour appuyer la prétention protectioniste, il faut admettre que la principale cause de la baisse des prix n’a point été l’abondance des dernières récoltes, quand cependant on se trouve en face de statistiques qui prouvent que la production des dernières années a dépassé la moyenne ordinaire de la consommation, et quand il est établi qu’un million d’hectares, dans une très récente période, ont été ajoutés à la culture du blé ; il faut soutenir que les bas prix du centre de la France sont déterminés par l’admission, à Marseille des blés de la Mer-Noire, tandis que le prix des céréales à Marseille se maintient toujours à un niveau bien supérieur à celui des marchés du centre ; il faut soutenir que les blés de production française ne peuvent point supporter la concurrence du prix moyen tel qu’il résulte des conditions du marché du monde, lorsqu’on voit au contraire depuis quelque temps la France braver cette concurrence au dehors par ses exportations constantes de céréales. Une idée très élevée domine sans doute M. Thiers dans l’attachement qu’il a voué au système protecteur. M. Thiers est touché de trois choses : il admire la faculté que possède le sol français de produire à peu près la totalité des objets nécessaires à la consommation du pays ; il voit avec raison dans ce don de nature une des garanties de notre indépendance et de notre puissance politique ; il redoute qu’en acceptant complètement la concurrence commerciale, la France ne coure le risque d’abandonner ou de perdre telle ou telle de ses aptitudes productives, et de diminuer ainsi sa force dans le cas où elle aurait à défendre contre des ennemis coalisés sa liberté et sa grandeur. La préoccupation