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les choses indifférentes. Il y avait parité entre eux, quand ils judaïsaient, et Paul n’avait pas le droit de dire si rudement à son co-apôtre : Tu dévies du vrai sentier de l’Évangile, et moi j’y reste. »

À cet édifice de distinctions subtiles, Augustin superposait une théorie de l’apostolat reproduite souvent depuis lui, mais historiquement inacceptable. Il représentait la communauté des apôtres comme scindée en deux branches chargées de deux missions exclusives l’une de l’autre. À Pierre et aux autres apôtres, disciples directs du Christ, incombait le soin de prêcher uniquement les Juifs, à Paul et à Barnabé celui de prêcher uniquement les gentils, et à chacun de ces apostolats spéciaux s’attachaient des pouvoirs et des devoirs particuliers : l’apostolat des Hébreux entraînait le droit de vivre judaïquement, l’apostolat des gentils l’interdiction du judaïsme. Paul ne pouvait être Juif qu’en apparence, Pierre l’était en réalité. Docteur des Juifs, il laissait judaïser son troupeau ; Paul, docteur des gentils, empêchait le sien de judaïser : telle est la théorie d’Augustin. Cette synthèse spécieuse n’a qu’un tort, celui d’être contraire aux faits, et Jérôme la renverse aisément, les Actes des apôtres à la main. Tandis que ces Actes nous montrent Pierre fondant à Césarée la première église des gentils, ils nous font voir Paul s’adressant en premier lieu aux synagogues partout où il prêche et tentant la conversion des Juifs avant celle des gentils. Les mêmes accusations, les mêmes périls, les mêmes craintes assiègent les deux apôtres, et tous deux sont obligés d’invoquer pour leur justification devant les circoncis des ordres exprès d’en haut. Leur conduite est là même dans la mesure indiquée par le but spécial de leur apostolat ; tous deux savent qu’ils sont les instrumens de celui qui a dit : « Allez et enseignez toutes les nations. » Creuser plus profondément le fossé de séparation dans l’apostolat, c’est arriver à un double christianisme et rétrograder vers les hérésies de l’église naissante.

Jérôme expose ce péril à son adversaire dans un passage qu’il faut citer comme spécimen de sa polémique. — « Comme tu donnes à la question une face nouvelle, s’écrie-il ironiquement, pape saint et bienheureux, quand tu affirmes que les gentils, croyant en Jésus, se trouvaient affranchis des servitudes légales, et que les Juifs ne l’étaient pas ! Oh ! si tu crois cela, si tu es convaincu que les obligations de l’ancienne alliance ont subsisté parmi les chrétiens sortis des Juifs, proclame-le bien haut, c’est ton devoir comme évêque et docteur très renommé dans le monde, et de plus engage tes collègues à embrasser ton opinion. Cela vous regarde. Moi qui suis enterré au bout de l’univers sous le toit d’une pauvre masure, en compagnie de quelques moines pécheurs comme moi, je n’ose pas prononcer sur de si hautes questions, et te laissant le mérite des grandes nouveautés,