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perdus ! mais, permets-moi de te le dire, quelque sains et clairvoyans qu’ils soient, il faut que tu les aies détournés par je ne sais quel oubli pour n’avoir pas aperçu la conséquence de ton système. Qu’arriverait-il, en effet, si l’on admettait qu’un des auteurs de nos livres sacrés a pu, dans une occasion quelconque, pour un but quelconque, mentir, mentir honnêtement et pieusement ?… »

Cette seconde lettre, écrite d’Hippone, eut le sort de la première, écrite de Rome. Un certain Paulus, qui s’en était chargé et devait, suivant toute apparence, s’embarquer dans un des ports de l’Italie pour la Palestine, eut peur ou de la longueur du voyage ou de l’état de la mer, et resta en Italie. Comme la première, elle passa en des mains ennemies, et copiée, répandue jusque dans le pays de Jérôme, elle y porta pour la seconde fois sa condamnation morale comme falsificateur des Écritures et prédicateur du mensonge. Un diacre de ses amis nommé Sysinnius, qui se disposait à le rejoindre, la trouva dans une île de la mer Adriatique mêlée à des publications de l’évêque d’Hippone. Il s’en saisit pour la remettre directement au solitaire, que ses correspondans italiens avaient tenu dans une ignorance complète de cette pièce et de l’autre, ne soupçonnant pas que lui seul au monde en ignorât l’existence et respectant les raisons de son silence, quelles qu’elles pussent être. Sysinnius rapporta pareillement à Jérôme le bruit accrédité en Italie que le même évêque d’Hippone avait envoyé à Rome à propos de ce même commentaire un livre où il traitait l’auteur sans ménagement.


IV

Ce fut un coup de foudre pour Jérôme. Longtemps il examina la lettre, la tournant et retournant en tout sens pour y découvrir quelque signe matériel d’authenticité ; elle ne portait ni cachet, ni signature, et n’était pas de l’écriture d’Augustin. Un autre examen fut plus concluant, celui du style : au caractère de la thèse toute philosophique, à la marche savante et sûre de l’argumentation, à certaines locutions, à certaines tournures particulières, Jérôme y reconnut sans hésiter l’évêque d’Hippone. Cette conviction le jeta dans un profond et morne abattement. Autour de lui, parmi les frères de Bethléem et de Jérusalem, puis, à mesure que la nouvelle se propagea, parmi les prêtres de la Palestine qui partageaient les opinions si durement incriminées dans la lettre, une violente colère éclata. « Ce jeune homme, disait-on de toutes parts à Jérôme, veut ruiner ta gloire en te diffamant à loisir et à ton insu. Il y a eu dans le sort étrange de cette pièce plus ; qu’un malentendu, plus qu’un hasard, il y a eu une préméditation odieuse. Après t’avoir