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et laisse si peu de choses à deviner ! Mais l’ingéniosité humaine est sans bornes, et elle a trouvé moyen de s’exercer même sur Enoch Arden. Croirait-on qu’elle a accusé ce poème d’être immoral ? Nous aurions cru qu’il était précisément tout le contraire, mais on ne peut pas s’aviser de tout.

Deux autres poèmes intitulés Aylmer’s field et Sea dreams (les Rêves de la mer) sont bien loin d’Enoch Arden non-seulement pour l’intérêt moral du récit, mais pour la composition et le simple mérite littéraire. Aylmer’s field est l’histoire d’un amour contrarié entre une jeune fille noble et un jeune homme de famille de clergymen. Le sujet peu nouveau est traité d’une façon légèrement déclamatoire, et tout ce que nous voulons louer sans réserve dans ce poème, c’est la description des amours naissantes d’Edith et d’Averill, description d’une grâce charmante et précieuse qui sent bien son XVIIIe siècle expirant, l’époque à laquelle se rapporte cette histoire. Les Rêves de la mer sont une composition confuse dont je ne parviens pas bien à saisir le sens et la portée. Ce poème contient cependant plusieurs passages éloquens, et entre autres une pensée dont l’expression est digne de Shakspeare, et que par conséquent nous ne voulons pas laisser ignorer au lecteur : « Pardonner ! Combien diront « pardonnez » qui trouveront dans le sens de ce mot une sorte d’absolution pour leur permettre de haïr un peu plus longtemps ! »

Plus importante que ces deux compositions défectueuses, par la portée de l’inspiration, sinon par l’étendue, est une poésie intitulée Tithon. Cette pièce, une des seules qui rappelle les anciens thèmes d’inspiration de Tennyson, fait un contraste complet avec les autres parties du nouveau recueil, et mérite de ne pas rester sans mention. Il s’agit du vieux Tithon en personne, l’antique amant de l’Aurore, l’immortel désespéré qui ne peut secouer le don obtenu des dieux par ses prières. Nous voilà bien loin cette fois de cette réalité moderne qui vient de nous occuper, vous semble-t-il ? Pas tant que vous croyez. De la réalité extérieure, oui ; mais non de la réalité morale et poétique. M. Tennyson a toujours affectionné ces vieux sujets classiques et aimé à les rajeunir par une interprétation poétique nouvelle, trouvant moyen de satisfaire ainsi ses goûts de lettré accompli et ses dons d’artiste ingénieux, il s’approche de ces vieux sujets non pour se pénétrer de leur esprit, mais pour les pénétrer du sien ; il les contemple avec l’imagination non d’un ancien, mais d’un poète du XIXe siècle, il leur infuse une vie moderne et les ressuscite pour en faire les symboles non de la vie des hommes d’autrefois, mais de la vie des hommes d’aujourd’hui. Il a écrit ainsi toute une série de petits poèmes : Œnone, Ulysse, les Lotophages, où nos passions, nos aspirations, nos lassitudes contemporaines ont