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chargea de compléter le sens de ces mots de difficile interprétation. Enoch lui apparut en effet au sommet d’une montagne, sous un palmier et le soleil sur sa tête. « Il est parti, se dit Annie, il est heureux, et chante hosannah sous les palmiers du ciel. » Et, rassurée par sa pieuse imagination, elle consentit enfin à l’union désirée.

« Sous un palmier. » Le sort biblique n’avait pas menti. Enoch vivait, et un naufrage dans les mers d’Orient l’avait jeté avec deux compagnons sur le sol d’une île fertile et déserte. Ses deux compagnons moururent, et Enoch resta seul, indigent au milieu de toutes les richesses d’une nature prodigue, car « il manquait à ses yeux la sympathique figure humaine. » Les jours se succédaient, et pas une voile à l’horizon, « mais chaque jour le soleil, qui se levait en lançant une grêle de flèches pourprées sur les palmiers, les fougères et les précipices, — la splendeur sur les mers à l’orient, la splendeur au-dessus de sa tête sur son île, la splendeur sur les mers à l’occident, puis les grandes étoiles qui roulaient leurs sphères dans le ciel, le sourd tonnerre de l’océan, et puis de nouveau les flèches de pourpre du soleil levant, mais pas de voile ! Souvent, pendant qu’il épiait ou semblait épier, son immobilité était si grande que le lézard couleur d’or s’arrêtait sur lui. Un fantôme fait de plusieurs fantômes marchait devant lui, le poursuivant, ou plutôt lui-même marchait en imagination poursuivant des gens, des choses, des lieux connus, bien loin, dans une île plus ténébreuse au-delà de la ligne : ses enfans, leur babillage, Annie, la petite maison, le moulin, les allées feuillues, le château solitaire et les armoiries de la porte, le cheval qu’il menait, le bateau qu’il vendit, les frissonnantes aubes de novembre et les dunes brillantes de rosée, les plaisantes ondées, l’odeur des feuilles mourantes et le sourd gémissement de la mer couleur de plomb. Une fois aussi à ses oreilles tintantes arriva, mais faible, joyeux et lointain, bien lointain, le carillon des cloches de sa paroisse. Enfin une voile apparaît à l’horizon, et Enoch Arden, recueilli par un navire anglais, peut quitter sa prison aux splendeurs terribles. Il débarque en Angleterre et se dirige en toute hâte vers son foyer. « Son foyer ? quel foyer ? avait-il un foyer ? » Il cherche la maison où Annie vivait et l’avait aimé, où ses enfans étaient nés ; la maison était muette et solitaire. Il vient demander asile à une pauvre taverne du port, et sans se nommer il apprend de la bouche de l’hôtesse la terrible vérité. Alors un désir irrésistible de voir encore sa femme et ses enfans s’empare de lui ; il se glisse derrière la demeure de Philippe, regarde par une fente de la fenêtre et contemple, comme en rêve, la réalité sinistre et joyeuse du tableau que voici : « Il vit, à la droite du foyer, Philippe, le prétendant dédaigné des jours anciens, vigoureux, au teint frais, avec son enfant sur ses