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sentiment de la pitié et que sa loquacité mérite peu le nom de radotage ! M. Tennyson a fait admirablement sentir dans ce discours cette richesse et je dirais volontiers cette plénitude particulière de vie qui est propre à l’âge voisin de la tombe. Cette vieille âme est aussi chargée de souvenirs qu’une jeune âme d’espérances ; bien différentes sont les deux floraisons, mais dans l’une et dans l’autre la nature morale montre une égale fécondité. Cette grand’mère est saturée d’expérience et de sagesse à n’en plus pouvoir contenir, et elle désire partir non parce que la coupe est épuisée, mais parce qu’elle est au contraire remplie jusqu’aux bords. Déjà elle habite une manière d’éternité, et le temps est pour cette bonne paysanne une simple expression métaphysique tout comme pour un disciple de Kant ; toute son existence est comme ramassée en elle dans une suprême unité ; les divers âges de sa vie sont aussi proches d’elle les uns que les autres ? elle est contemporaine de son enfance et de sa jeunesse, et les enfans qui l’ont quittée au berceau lui semblent aussi voisins d’elle que ceux qui l’ont quittée vieillards. Et ce sentiment d’égoïsme qui est le grand reproche dont on charge la vieillesse, comme M. Tennyson a su noblement l’excuser ! Pourquoi la grand’mère pleurerait-elle sur la mort de son fils ? Il ne lui reste plus assez de temps, car elle-même va partir. Ils ne sont séparés que pour quelques jours à peine, et son fils est moins éloigné d’elle par la mort qu’il ne l’était par la vie. Finesse, élévation, profondeur, tout est réuni dans ce petit tableau, qui est une œuvre de vraie poésie, car c’est une œuvre de respect et d’amour.

Un autre petit tableau de genre, le Fermier du Nord, est aussi fort remarquable comme copie crue et exacte de la réalité, mais il n’a pas l’intérêt moral de la grand’mère. Dans cette petite pièce, un fermier anglais à son lit de mort nous raconte, dans le patois de son comté[1], la singulière vie morale de son robuste et prosaïque individu. Le personnage lui-même ne parlerait pas mieux, s’il nous apparaissait en chair et en os, qu’il ne parle chez M. Tennyson ; mais ceux-là seulement qui ont vécu familièrement avec le peuple des campagnes, assez semblable en tous pays, pourront bien

  1. Nous sommes charmés d’avoir fait connaissance avec le fermier de M. Tennyson, mais il nous a fallu vraiment pour le comprendre une dose de patience peu commune, car ce n’est qu’au bout d’une demi-journée que nous sommes parvenus à traduire en anglais vulgaire son langage, d’abord plus obscur pour nous que du suédois. Nous transcrivons ici la première strophe de cette pièce pour fournir au lecteur versé dans la langue anglaise un moyen d’exercer sa sagacité et d’aiguiser sa pénétration :
    Wheer ásta beän saw long and meá liggin’ ere aloän ?
    Noorse ? thoort nowt o’a noorse ; whoy, Doctor’s abeän an agoän :
    Says that I moänt a naw moor yaäle : but I beänt a fool :
    Git ma my yaäle, for I beänt agooin’ to breäk my rule.