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« Je vois encore Annie qui me laissa à deux ans, tapotant par-dessus les tables ; elle tapote, ma petite Annie à moi, une Annie comme vous ; elle tapote sur les tables, elle va et elle vient comme elle veut, pendant qu’Harry est dans le préau et Charlie labourant sur la hauteur.

« Et Harry et Charlie, je les entends aussi ; ils chantent à leur chariot, souvent je les vois apparaître à la porte, comme dans une manière de doux rêve. Ils viennent et s’assoient près de ma chaise, ils tournent autour de mon lit ; je ne suis pas toujours certaine s’ils sont vivans ou morts.

« Et cependant je sais de toute vérité qu’il n’y en a pas un de vivant, car Harry partit à soixante ans, votre père à soixante-cinq, et Willy, mon aîné, à près de soixante-dix ; je les ai tous connus tout petits, et maintenant ils sont des vieillards.

« Maintenant mon temps est un temps de paix : c’est bien rarement que je m’afflige ; mais le plus souvent je me vois assise chez nous, dans la ferme de mon père, à la veillée, et les voisins viennent, et rient et bavardent, et moi je fais comme eux ; souvent je me surprends à rire de choses qui ne sont plus depuis longtemps.

« Assurément, comme dit le prédicateur, nos péchés devraient nous rendre tristes ; mais mon âge est un âge de paix, et nous devons espérer en la grâce de Dieu ; c’est Dieu et non l’homme qui sera notre juge à tous lorsque la vie cessera, et le message qui est dans ce livre, Annie, est un message de paix.

« Et la vieillesse est un temps de paix ; ainsi elle doit être libre de peines ; heureuse a été ma vie ; cependant je ne voudrais pas la revivre. Il me semble que je suis un peu fatiguée, et que je me reposerais volontiers, et c’est tout ; seulement à votre âge, Annie, j’aurais pu pleurer comme les meilleurs.

« Ainsi Willy est parti, ma beauté, mon premier-né, ma fleur… Mais comment pourrais-je pleurer sur Willy ? Il n’est parti que pour une heure, parti pour une minute, mon fils, comme s’il avait passé de cette chambre dans l’autre à côté ; moi aussi, je serai partie dans une minute. Quel temps me resterait-il pour être affligée ?

« Et la femme de Willy a écrit ? Elle n’eut jamais une bien bonne tête. Portez-moi mes lunettes, Annie ; loué soit Dieu ! j’ai gardé mes yeux. Ce n’est pas grand’chose que vous perdrez, lorsque je partirai de ce monde ; mais restez avec la vieille femme maintenant ; vous ne pouvez avoir longtemps à rester. »


Je ne sais ce que pensera le lecteur, mais pour moi je ne connais pas d’expression plus complète et j’oserais dire plus profonde du vieil âge. Rien ne manque à ce tableau de ce que peuvent y mettre la vérité, le respect et l’amour. Comme toutes les nuances de la vieillesse ont été finement observées et sympathiquement rendues ! Comme tout cela est à la fois réel et moral ! Avec quel art et quel scrupule le poète a su rester vrai en évitant le moindre mot qui eût porté atteinte à la dignité de la vieillesse ! Voilà bien la loquacité des vieilles âmes, l’incertitude et la confusion de leur pensée trébuchante ; mais que cette grand’mère suggère peu le