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ou bien, servant simplement d’aimable contraste à tant de magnificences, rompait avec agrément la monotonie d’un spectacle trop constamment pompeux. Mais dans ce nouveau volume quelle métamorphose s’est opérée ! L’humble réalité de la vie populaire n’y sert plus seulement d’accessoire ou d’antithèse, elle y occupe toute la place. Nous dirions que le volume entier a un aspect démocratique, si ce mot n’était bien gros pour un homme d’opinions aussi réservées et de sentimens aussi contenus que M. Tennyson. Peut-être cet aspect est-il un pur effet du hasard, mais, hasard ou non, le recueil nouveau ne nous entretient que de personnages et de mœurs populaires. Un matelot anglais, contre-maître de navire marchand, naufragé dans une île déserte, un meunier son rival en noblesse d’âme et en amour, un pauvre employé d’une ville manufacturière épuisant ses dernières ressources pour traîner aux bains de mer sa famille étiolée, obsédé d’inquiétudes et hanté pendant son sommeil des spectres de la ruine et de la misère, une vieille grand’mère assise au coin de son âtre rustique et laissant tomber de ses lèvres sagement babillardes l’histoire de sa vie entière pour l’instruction de sa petite fille, un vieux fermier du nord à son lit d’agonie résumant pour sa garde-malade, dans le brusque langage qui lui est familier, ses opinions sur les hommes et les choses, voilà les héros dont le poète nous raconte aujourd’hui les joies, les souffrances, l’héroïsme et la vertu. Les personnages d’un de ces poèmes, Aylmer’s field, qui porte la date sinistre de 1793, sont pris, il est vrai, dans les conditions supérieures de la société ; mais ces personnages ne sont introduits devant nous que pour plaider une des thèses sociales les plus démocratiques qu’on puisse soutenir dans un pays aristocratique, celle des mariages d’inclination. Toutefois une remarque importante est à faire. En artiste habile, qui connaît les lois de la perspective poétique, M. Tennyson a effacé ce que ces tableaux de la réalité auraient eu de trop cru en les éloignant à distance convenable de l’époque actuelle, il a estompé leurs contours des ombres du souvenir, il leur a donné le bénéfice du recul et du temps. C’est aussi la vie populaire en train de disparaître qu’il a peinte plutôt que la vie populaire actuelle, la vie rustique, agricole, maritime de la vieille Angleterre plutôt que la moderne vie industrielle et manufacturière. En dépit de ces légères nuances cependant, le recueil conserve le caractère que nous lui avons assigné. Jamais Tennyson n’avait aussi hardiment, aussi nettement abordé la réalité. Cette fois il n’y a plus là ni fée, ni muse, ni personnage allégorique quelconque, il y a un homme qui parle à ses frères et de ses frères. Heureuse démocratie ! est-il donc écrit que tous les poètes viendront tour à tour lui rendre hommage, ceux-ci plus âpres pour enflammer ses passions et flatter ses espérances, ceux-là plus doux pour bercer